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Jean Genet et la Palestine

Colloque dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, le 18 novembre 2023, à l’Institut du Monde Arabe – avec le concours de l’IMEC/Institut des Mémoires de l’édition contemporaine, directeur littéraire Albert Dichy.

Jean Genet © MNAMCP, Marc Trivier / Nabil Boutros.

C’est un premier colloque international portant sur la relation singulière qu’a nouée Jean Genet (1910-1986) avec le peuple palestinien. L’échange, s’est inscrit au cours d’une journée de réflexion proposée dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, comme prolongement à l’exposition éponyme – dont nous avons rendu compte dans ubiquité-cultures.fr, par un article du 30 juin 2023. Elle interroge avec acuité les différents sens que contient l’expression être chez soi, à partir de la parole d’un écrivain au parcours chaotique, sans famille ni patrie, qui aimait à se présenter comme vagabond, se sentant proche, par son errance, des Palestiniens, L’autre point commun rapprochant Genet du peuple palestinien est le rapport à la mort, une mort toujours proche.

Universitaires, écrivains, historiens, artistes, témoins et proches de Genet participaient à l’événement. Ils ont évoqué l’étonnant parcours biographique d’un auteur qui a passé du temps dans les camps palestiniens au Liban, et le témoignage bouleversant qu’il en a donné au lendemain des massacres de Sabra et Chatila en janvier 1983. Dans son œuvre ultime, Un captif amoureux paru au lendemain de sa mort, il échange ses derniers souvenirs de Palestine, sublimant sa colère et ciselant les mots. « L’impassibilté de la langue… » dit Samuel Beckett parlant de Quatre heures à Chatila.

La journée s’est ouverte par un mot d’accueil de Jack Lang, Président de l’Institut du Monde Arabe et de Leila Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, qui fut une amie proche de Jean Genet. « Je ne me suis jamais cru Palestinien, cependant j’étais chez moi » écrit Jean Genêt dans l’une de ses notes inédites figurant dans Les Valises de Jean Genêt au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde.

La première séquence de la journée – intitulée Politique du témoin – s’est déroulée en trois temps, sous la modération d’Albert Dichy (1): Elias Sanbar, historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco et rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, commissaire général de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde, a présenté sa réflexion autour de Jean Genet en un pays hors-les-murs ; Sandra Barrère (2), chercheuse associée à l’équipe Plurielles de l’Université Bordeaux-Montaigne, a pris la parole sur le thème Jean Genet à Chatila, un témoin particulier ; Manuel Carcassonne (3), directeur général des Éditions Stock, journaliste, critique et écrivain s’est exprimé sur le thème Jean Genet : l’ultime retour Cendres et renaissance.

Leila Shahid et Albert Dichy – © brigitte rémer

La seconde séquence de la journée, modérée par Sandra Barrère sous le titre Entre fiction et Histoire, a permis la projection de deux brefs extraits de Morts pour la Palestine, film inédit du réalisateur syrien Mamoun Al-Bunni tourné en 1974. Jean Genet avait accompagné la création du film, qui comprend une de ses interventions, un fait suffisamment rare. Le film est présenté par Marguerite Vappereau, maître de conférence en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, auteure d’une thèse sur Jean Genet et le cinéma. Elle rapporte les mots d’Edward Saïd : « L’engagement de Genet échappe aux clichés. L’orientalisme est mis en pièces ». Dans cette seconde séquence, Patrice Bougon, président de la Société des amis et lecteurs de Jean Genet, ancien maitre de conférences à l’université japonaise d’Iwate et professeur contractuel à Paris-Denis Diderot a évoqué Jean Genet et les Palestiniens : amitié et écriture de l’histoire et transmis de nombreuses références. C’est sous l’angle de l’écrivain qu’il présente Genet, évoque Jacques Derrida et Michel de Certeau, pour parler de l’amitié de Genet avec les Palestiniens d’une part, mettant en relief son écriture de l’Histoire et son engagement d’autre part, invitant à s’interroger sur le sens des mots. Le Captif amoureux débute par « La page qui fut d’abord blanche… »  Genet est autodidacte mais fut un immense lecteur et c’est en comparant qu’il définit son rapport au monde et à l’Histoire. Il fut soldat à Damas à l’âge de dix-neuf ans, et livre quelques traces de cette période dans Le Captif amoureux. Sur Sabra et Chatila, il présente aussi des données historiques vérifiées par ses amis  et problématise. Poète quand il écrit pour le théâtre ainsi que dans ses récits, il fait des digressions qui déplacent le sens, Edward Saïd citant Adorno reprend : « Écrire devient un lieu pour vivre, pour qui n’a plus de patrie. »

© Brigitte Rémer

Elias Sanbar a ensuite pris la parole autour de deux thèmes, celui de la trahison à travers le regard de Genet sur Freud – dont il ne gardait que L’Homme Moïse, son dernier texte, parlant des religions monothéistes – car pour Genet, le psychanalyste avait trahi sa tribu, d’où son regard sur lui. Le second thème évoqué par l’historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, est celui de la solitude : pour lui, Genet est l’homme le plus solitaire qu’il ait jamais rencontré. Il était à la fois ce cavalier seul et quelqu’un de totalement impliqué là où il était, avec un fort sentiment d’affectivité. Il en rapporte pour exemple ce café où il se plaisait à aller à Paris, La Closerie des Lilas, située à deux pas de la clinique où il était né, racontant ainsi quelque chose de sa propre histoire, dans une sorte de dévoilement. Sa mère l’avait en effet abandonné à l’âge de sept mois, au dépôt de l’avenue Denfert Rochereau, abandon qui a nourri toute son œuvre. Mairéad Hanrahan (4), professeure de littérature française à University College London, a parlé de Un captif amoureux, une écriture de mousse et de lichen posant la question récurrente : À quoi sert la littérature ? et constatant qu’on en avait encore plus besoin dans les moments de tragédie. En évoquant Le Captif amoureux, texte très ouvragé, elle évoque une structure désordonnée et une grande préoccupation éthique, une vision personnelle et subjective, derrière le côté historique très présent. Elle y voit un arrière-plan composé d’arbres et de souvenirs et considère l’ouvrage comme une lettre d’amour aux Palestiniens. Elle y parle de l’eau comme source de la révolte, de la texture de l’écriture, de fissurations à l’intérieur du texte, de révolte cosmique, de chaînes de significations. Et elle conclut avec Le Journal du voleur et l’évocation du lichen, appelant le nom de Genet, comme un végétal et comme matrice fictionnelle et poétique.

© Brigitte Rémer

Au cours de la troisième séquence, modérée par Mairéad Hanrahan, Melina Balcázar (5), maîtresse de conférence à El Colegio de Mexico, a évoqué De la joie : Jean Genet en Palestine, faisant référence à la notion de mal qu’on trouve dans l’œuvre de l’écrivain, plutôt qu’à celle de la joie et de l’amour. Pour elle, nulle œuvre n’est aussi vraie que celle de Genet, sa signature étant de disparaître en même temps que d’être partout et de laisser traces. C’est dans l’écriture qu’il trouve une sorte de jubilation, comme ce fut le cas avec Les Paravents, tout en disant : « Je voudrais être presque mort tellement c’est difficile. » Et face à la mort il parle en stoïcien d’une délivrance proche. Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, a ouvert son propos sur le thème : Comment traverser la frontière, et retracé le parcours de Genet dans sa relation avec le monde arabe. À l’âge de treize ans il fut placé dans le centre de Montevrain comme apprenti-typographe, s’intéressa au cinéma égyptien dans son rapport au romanesque puis alla en Syrie à l’âge de vingt ans, pour l’armée. Il mourut au Maroc où il repose, tourné vers La Mecque. Albert Dichy parle du Captif amoureux comme d’un livre autobiographique ou d’un récit de voyage en Orient, d’un voyage à l’intérieur d’une fiction. « Le texte s’ouvre en se retirant » dit-il et il fait référence à Edward Saïd et à Pierre Loti, évoque l’image du couple mère-fils que Genet n’a pas connue, à travers l’image de la Pietà dans l’église de son enfance, dans le Morvan. Il pose la question de la domination culturelle, parle du rapport à l’image à travers Chateaubriand pour qui le paysage prime et Pierre Loti pour qui, à l’inverse « il n’y a rien à voir. » Il définit le captif comme celui qui regarde, ceux qui regardent étant en principe à l’abri des regards, alors que chez Genet c’est tout le contraire : il est vu, jugé et reconnu. Il évoque le narrateur et le reflet de soi dans l’oeil de l’autre, parle des tâtonnements quant à l’écriture du Captif amoureux pour lequel Genet a traversé trois étapes et conçu trois versions : dans la première, il restait proche de l’orientalisme, réorganisant l’ordre des paragraphes, notamment celui prévu initialement pour l’ouverture du livre qu’on retrouve à la page treize ; dans le second, il mettait sur le devant de la scène la supériorité de la femme palestinienne dans un renversement protocolaire et dessinait, par le rire, un Orient à l’envers ; dans le troisième, il posait une réflexion sur l’écriture. « La réalité se trouve entre les signes, dans les blancs de la page » note Albert Dichy qui remarque que la loi et l’ordre sont bien présents dans l’écriture de Genet, à l’inverse de son art de l’irrespect. Dans la discussion qui a suivi, Leila Shahid a témoigné qu’à la fin de sa vie, au moment où il écrit le Captif amoureux, Genet révèle une certaine humilité face à la vie.

Une table ronde a fermé cette riche journée autour de Jean Genet et la Palestine, au cours de laquelle quatre intervenants ont échangé sur la place de Genet aujourd’hui. Autour de Leila Shahid, René de Ceccatty, romancier, essayiste, dramaturge et traducteur, spécialiste aussi de Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia et Elsa Morante ; Hadrien Laroche, écrivain et diplomate, actuellement attaché d’action et de coopération culturelle à Toronto (6) ; Kadhim Jihad, poète, traducteur de Un captif amoureux en arabe, professeur au département d’études arabes à l’Inalco. Leila Shahid a parlé du destin cosmique de Genet et noté l’aspect prémonitoire des textes de Genet tant dans Quatre heures à Chatila que dans un Captif amoureux, dans la stratégie d’annihilation des camps de Sabra et Chatila, aujourd’hui de Gaza – nous sommes quarante et un jours après le 7 octobre 2023 – « Genet n’a jamais été autant présent qu’aujourd’hui, pourtant les milieux littéraires avaient été très critiques par rapport à son engagement » ajoute Leila Shahid. Elias Sanbar revient sur la Nakba, la Catastrophe, qui entre 1947 et 1948 avait chassé 800 000 Palestiniens de leurs terres dans le contexte de la création d’Israël, le 14 mai 1948, et du partage de la Palestine avec force destructions, pillages et massacres. « Ils se débarrassent de l’humiliation à gommer la honte » dit-il, montrant qu’avant le 7 octobre, toutes discussions s’étaient suspendues, classant l’affaire, Israël bravant tous les interdits et poursuivant sans relâche sa colonisation.

© Brigitte Rémer

Les discussions sont remontées à la source de l’attirance de Genet pour les Palestiniens, liée aux chants spirituels de la chorale de l’église du Morvan dans laquelle, enfant, Genet chantait, de la présence de Palestiniens en Égypte, de son admiration pour leur modernité, de son engagement auprès des émigrés, avec Foucault et Sartre, de sa vie de reclus, de son côté tendre et émotif qui ont alimenté son désir d’écrire. Hadrien Laroche s’est exprimé sur Genet et la politique, qui appelle l’enfance et ses humiliations, plus tard une maison palestinienne dans laquelle il se projette comme étant le fils – substitut d’un vrai fils, parti au combat. Kadhim Jihad, traducteur de Un Captif amoureux parle de la prose narrative de Genet et de l’intraduisible, parfois. Pour lui la page est un poème en soi, avec des phrases longues, comme à tiroir, il parle d’un haut langage où se côtoient la langue du XVIème siècle, le parigot et l’argot. Il évoque sa position de marginalisé spontanément attiré par les marginalisés, qui, toute sa vie, a cherché un accueil. René de Ceccatty a évoqué la rencontre qui ne s’est jamais faite entre Pasolini et Genet, dans une proximité-rivalité vraisemblables, et de la mauvaise image que nourrissaient l’un envers l’autre Moravia et Genet, de sensibilités politiques différentes.

La projection d’un bref extrait sur l’écriture de Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981 (7)  a été proposée et Genet dit : « J’ai été heureux dans la colonie, cette morale féodale dans les bagnes d’enfants. J’ai perdu une fraîcheur quand j’ai été payé. L’insécurité m’a donné la fraîcheur… J’ai su dès l’âge de 14/15 ans que je ne pourrai être que vagabond ou voleur. C’est à quinze ans que j’ai commencé à écrire.» Écrire c’est quand on est chassé du domaine de la parole donnée entend-on dans le commentaire du film. Des lectures d’extraits de textes de Jean Genet ont été faites par Farida Rahouadj – comédienne française d’origine algérienne qui tient le rôle de Warda dans Les Paravents, présentés au Théâtre national de Bretagne en octobre dernier dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel, programmés à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en mai 2024 : un Abécédaire Jean Genet à partir des citations affichées dans La Valise de Genet, au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde avec entre autres les mots : vagabond, écrire, langue, Panthères noires, semblable, rêver, imposture etc. – un extrait de Quatre heures à Chatila, parlant de la beauté, « impalpable, innommable, sensuelle et si forte qu’elle veut gommer tout érotisme… » Reste à écrire un grand opéra sur la Palestine, conclut Elias Sanbar, pour que les chants palestiniens et les chœurs d’enfants résonnent d’une colline à l’autre.

 Brigitte Rémer le 27 décembre 2023

Visuel : Marc Trivier, Portrait de Jean Genet, 1985, Rabat. Don de l’artiste, collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. © MNAMCP, Marc Trivier/Nabil Boutros.

1/ – Albert Dichy, commissaire de l’exposition Les Valises de Jean Genet à l’IMA a coédité le Théâtre complet de Jean Genet dans la Pléiade (Gallimard).  2/ – Sandra Barrère : Une histoire tue : le massacre de Sabra et Chatila dans l’art et la littérature (Garnier). 3/ – Manuel Carcassonne est l’auteur du Retournement (Grasset) et prépare un ouvrage sur l’année 1982 au Liban, Jean Genet, la Palestine, le monde. (4) – Mairéad Hanrahan, Genet’s Genres of Politics (Legenda) et Lire Jean Genet, une poétique de la différence (Presses universitaires de Lyon et Montréal). 5/ – Melina Balcázar : Travailler pour les morts. Politiques de la mémoire dans l’œuvre de Genet (Presses Sorbonne nouvelle).  6/ – Hadrien Laroche, Le Dernier Genet (…), publié aux éditions du Seuil. 7/ – Film Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981, paru dans la collection Témoins Écrire  – Voir aussi : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/ce-que-la-palestine-apporte-au-monde/

Une magie ordinaire

Roman de Kossi Efoui, publié aux éditions du Seuil en mars 2023, après Solo d’un revenant (2008 – Prix des Cinq continents de la Francophonie), L’Ombre des choses à venir (2011) et Cantique de l’acacia (2017).

Né au Togo en 1962, c’est à l’écriture de pièces que Kossi Efoui se consacre d’abord, après des études de philosophie, happé dès sa jeunesse par le théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes d’Europe et d’Afrique et il reçoit le Prix Tchicaya U Tam’si du Concours théâtral interafricain en 1989, pour sa pièce Le Carrefour. Contraint à l’exil en 1992 en raison de son positionnement politique et de sa liberté de ton, une résidence de création lui permet de s’installer en France. Son premier roman, La Polka, est publié en 1998 et il reçoit en 2001 le Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire attribué par l’Association des écrivains de langue française pour son second roman, La fabrique de cérémonies.

Une magie ordinaire est son sixième roman, son récit croise sa vie. Il est au Festival d’Avignon quand il reçoit un coup de fil de son frère – qu’il n’a plus entendu depuis de nombreuses années – lui annonçant l’hospitalisation de leur mère, à Lomé. « Le halo brumeux d’une mélancolie s’est abattu sur moi, m’a ramené dans une région incendiée de mon passé » écrit-il. Au chaos d’Avignon fait place le blanc de l’hôpital en une vision furtive, et son propre vertige. Il se souvient des mots entendus dans l’enfance : « L’hôpital où l’on soigne avec du lait, l’hôpital où l’on enterre les vivants. » Ces appels téléphoniques entre les deux frères, pleins de silences et de non-dits et parlant de la mère, ponctuent le texte, de loin en loin. Ce point de rupture d’une mère qui s’en va permet à Kossi Efoui, tel un revenant, d’évoquer le parcours d’enfance, le regard sur ses proches et la vie là-bas. Le beau visage de sa mère et son élégance tissent l’ensemble du texte, et ses mots prononcés d’une voix de cristal au moment du départ résonnent dans sa tête : « Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus dans ce pays. » Elle savait qu’il écrivait, qu’il écrirait toute sa vie, qu’il écrirait sur le mensonge.

Le premier mensonge nommé fut celui de la langue coloniale, de l’école post-coloniale qui avait hérité des méthodes de l’école au temps des colonies. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’ewe, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour. Ce thème de l’école lui tient à cœur et l’image de sa mère se superpose à celle de le Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Il découvre ce récit vers quatorze ans, où se pose la question pour son héros, du choix d’aller à l’école coloniale ou à l’école coranique et de mesurer si « ce qu’il apprendra dans la première vaut ce qu’il y oubliera, et si ce que cette école lui donnera vaut ce qu’elle lui enlèvera. »

Il s’identifie à ce garçon lui, l’enfant aux os chétifs, exprimant que le chemin de l’école n’est pas un aller sans retour, « le retour s’appelle la traduction. Traduire, c’est faire dans sa langue et dans la langue d’autrui l’expérience de l’équivalence et du semblable » écrit-il en une belle définition. D’une langue obligée qu’il transforme en un point force il ouvre « la fenêtre de la traduction et de la poésie. » Pour lui la poésie est exorcisme et il rapproche Baudelaire d’une légende bambara.

Le film de la vie repasse à l’envers avec ce qu’on a bien voulu lui dire et ce qu’il a appris, au fil du temps : l’expropriation à la mort du grand-père paternel et les exactions coloniales visibles sur photos, le nomadisme des parents en Côte d’Ivoire au moment des Indépendances, l’accident qui avait failli lui coûter la vie quand il était bébé, les difficultés de santé du père et l’accompagnement de ce père mourant quand il a dix-sept ans. Il apprend la précarité, l’injustice, les gens des en-haut, les gens des en-bas. Il parle de son adolescence passée à la recherche de modèles, de l’angoisse du sommeil, de son amour pour les parures, de métamorphoses. Il évoque le vrai-faux coup d’état entre le Ghana pays siamois et le Togo, dans son cortège de violences. Il reste suspendu aux chants de sa mère, découvrant même qu’elle fut un temps cheffe de chœur. « Quand l’écriture m’est advenue vers mes douze ans, et aujourd’hui encore quand l’écriture m’advient, c’est de la même façon que ces chants qui venaient à ma mère, et pour les mêmes raisons : pour ne pas trop penser aux choses dures. »

Par Une magie ordinaire, Kossi Efoui rend un magnifique hommage à sa mère. Il confesse que tout ce qu’il a écrit et publié est en fait « le prolongement d’un jeu en forme de conversation en deux langues » avec elle.  C’est un livre musical, plein de tendresse et de poésie, une chanson douce dans un pays « au parfum de terreur », un récit de vie plutôt qu’un roman.

Brigitte Rémer, le 30 août 2023

Publication aux éditions du Seuil le 3 mars 2023. 160 pages. (17.50€ ) – site : www.seuil.com

L’Homme tempéré

Photo de couverture © Gaël Le Ny

Récits écrits par Élie Guillou, publiés aux éditions La Belle Étoile en août 2023, et lecture musicale donnée en avril, à la bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz/Paris.

Avant même la publication de l’ouvrage dont la sortie a lieu dans quelques jours, Élie Guillou, chanteur, poète et écrivain, avait proposé en avril dernier une lecture de textes nés de ses voyages au cœur du Kurdistan, entre 2012 et 2016. Faisant face à un pupitre, accompagné de sa guitare, d’une enceinte d’où émanaient des chants arméniens, kurdes et turcs, ce fut un beau moment de partage, d’une grande simplicité et intensité.

Élie Guillou avait rencontré chanteurs et conteurs – les dengbejs – dans un Kurdistan écartelé entre Turquie, Irak et Syrie et chanté dans leur langue, établissant avec eux un dialogue « au-delà des langues. » L’homme-orchestre nous prend par la main et nous fait pénétrer dans sa liturgie par le récit, chante parfois à voix nue, psalmodie ou décline les demi-tons moyen-orientaux. Parfois sa guitare l’accompagne. Il donne à entendre le chant arménien d’un jeune marié ou la voix rocailleuse d’une femme, entre toux et plainte, dans l’appartement vide d’où l’on a emmené son père ; l’impuissance d’une délégation politique dans son incapacité à répondre ; le sourire du sergent l’invitant à prendre les armes ; les réponses stéréotypées des soldats aux questions posées, là où rêves et mensonges se superposent. Il y a toujours l’ombre d’une mitraillette derrière les mots et face à la question brûlante posée sur la ligne de front séparant les forces kurdes de l’État Islamique.

© Bibliothèque Couronnes – Naguib Mahfouz

Avec douceur, Élie Guillou rapporte la violence qu’il nomme parfois de manière crue, et le chant donne la nuance. Au Kurdistan où « un siècle de douleur peut devenir trois minutes d’éternité et les obstacles, un chant », la violence étatique invite à la révolte. Haine et jouissance dans la haine, lâchetés, sodomisations et viols sont au quotidien des guerres, ici comme ailleurs, les récits sont insoutenables Dans un camp de réfugiés, en Turquie, là où le regard des enfants est comme hanté, la guitare pour quelques instants calme la douleur. Et combien de jours de paix faut-il pour oublier une guerre, nous demande-t-il ?

A partir de situations dont il est le témoin à Diyarbakr, capitale située au sud-est de la Turquie – Amed en kurmandji – et dans la région, Élie Guillou devient le passeur de textes et de chants empreints de ces réalités sombres où la question de fuir ou de rester se pose en permanence. Il fait aussi entendre la chanson de Jiyan issue d’un texte qui déjà en attestait, Sur mes yeux, mis en scène sous le regard et conseil artistique du grand metteur en scène égyptien, Hassan El-Geretly – nous en rendions compte dans un article du 21 janvier 2018. Il exprimait aussi ce Kurdistan qui ne le quitte pas dans Happy dreams Hôtel en octobre 2021, par la voix de l’artiste kurde, Aram Taştekin, qui racontait sur scène ce qu’il avait vécu, ses exils – cf. notre article du 5 novembre 2021.

Au-delà du Kurdistan, Élie Guillou avait publié en 2019 des bribes d’histoires de vie dans Et tu oses parler de solitude, écrites lors d’une résidence d’écriture dans le quartier de Maurepas, au nord de Rennes. Breton enraciné, il sait aussi puiser dans ses racines pour faire entendre la voix des invisibles et la vie ordinaire. Aujourd’hui, dans ces chroniques du Kurdistan intitulées L’Homme tempéré, il met en lumière l’enchevêtrement des peuples et des destins et son engagement, la quatrième de couverture inscrit : « Dans ce récit d’apprentissage, un jeune homme issu d’un milieu tempéré s’éveille à la part tragique du monde. Il y raconte la colère face à l’indifférence, la honte face à l’impuissance. Mais aussi la douleur à l’épreuve de la douceur. » Le parcours d’Élie Guillou est à suivre avec attention.

Brigitte Rémer, le 17 août 2023

La lecture musicale s’est tenue le samedi 1er avril 2023 à la Bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz, 66 rue des Couronnes 75020 Paris. Une nouvelle lecture-spectacle sera présentée le 19 octobre 2023, au Théâtre Antoine Vitez/scène d’Ivry, attentif à son travail depuis plusieurs d’années – site : www.theatrevitez.fr

L’Homme tempéré, est publié le 23 août 2023 aux éditions La Belle étoile (Hachette littérature). Par ailleurs, Élie Guillou signera son livre le jeudi 14 septembre à la librairie Libertalia, 12 rue Marcelin-Berthelot, à Montreuil – site : www.librairielibertalia.com

La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.

Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Cinépoèmes « live » – Pierre Alferi et Rodolphe Burger  

© Maison de la Poésie

Concert littéraire, à la Maison de la Poésie, les 20 mars et 27 avril 2023.

Suspendus entre ciel et terre, de l’écran au plateau, les Cinépoèmes nous emmènent sur des pistes sonores et chemins de traverse jusqu’aux sentes singulières sur lesquelles Pierre Alferi – poète et vidéaste, fondateur avec Olivier Cadiot de la Revue de Littérature Générale – et Rodolphe Burger – compositeur, musicien et chanteur, représentatif du rock et du jazz – nous font percevoir leurs couleurs et émotions, leurs mots et compositions.

Tous deux se connaissent de longue date et se sont associés en écriture et en musique dès les débuts du groupe Kat Onoma fondé par Rodolphe Burger. Sous le nom de Thomas Lago, Pierre Alferi en fut le principal parolier dans les années 90. Il publia Le Cinéma des familles, un roman qui a ensuite nourri les films parlants pour lesquels il a demandé à Rodolphe de composer la musique, ainsi que pour ses poèmes sonores et ses premiers Cinépoèmes. Rodolphe en retour confie à Pierre la réalisation du film de montage Tante Elisabeth sur la chanson du même titre, un moment très tendre de la soirée. « Chacun porte sur l’écran une ombre démesurée où l’autre peut se fondre » disent-ils.

Les deux artistes se rencontrent sur scène, de loin en loin, croisent leurs univers et font le point de leurs trouvailles, en toure liberté et complicité. Et s’ils aiment à brouiller les pistes, on suit leurs empreintes entre une subtile bande-son et des extraits de vieux films remontés, leurs propres images et leur interprétation du monde, leur poésie, leur loufoquerie. À la vidéo, texte et voix, en français et en anglais, assis, Pierre Alferi ; au sampler, guitare, narration et chant, en improvisation et enregistrements Rodolphe Burger, maître des climats et de la rose des vents. Derrière eux, un grand écran où s’écrivent les Cinépoèmes, parfois à l’encre sympathique.

Au pays de Pierre Alferi et Rodolphe Burger il y a des rossignols, des crapauds et des lapins, des tortues, des hiboux et des renards. Il y a une Alice qui préfère les lapins aux crapauds et se fait pousser deux oreilles, une chouette et une toile de tarentule. Dans leur pays il y a des pépiements et des bruits d’eau, des superpositions sonores, des musiques et des voix en surimpression, de la discontinuité, des images… Une femme apparaît et disparaît, elle porte une robe à fleurs et joue au ping-pong, renvoyant les balles à un partenaire inconnu.

Dans ce voyage, nous est conté « le plus beau ciel des ciels, le plus beau nuage des nuages, la plus belle des pluies, le plus beau des soleils : et là, comme il n’y a plus rien… on rentre… » ; nous sont montrés quelques extraits de films d’horreur, des images juxtaposées, « un cri tranche la nuit, une bête insolite … » Seul, face à lui-même ou face à elle, Rodolphe, « le plus timoré des enamourés » parle de son succès ou de son insuccès, de son admiration : « Tu es si timide… J’aime ton retrait et ta moue d’ennui… et je t’imite… » Et tout à coup, en rêve, le loup envahit l’écran, des images se figent, des musiques super prod se répandent dans l’espace, une avalanche trouble l’horizon. Jeux de rythmes en images et en sons.

© ABN

Plus loin au fil de la soirée, le duo récitatif Pierre/Rodolphe se met en place, les vitesses s’accordent et se désaccordent, le décor s’écroule. « Rien de vécu ne reviendra… Rien de perdu… Souvenirs arrasés à force de caresses. » Défilent les petites choses de la vie et leurs imaginaires, les jeux de mots et glissandos, les interprétations et respirations. La guitare questionne : « Que sera notre vie quand une heure durera 8 minutes… quand la terre tournera sans qu’elle vous prenne sur son dos, que sera la vie ? » Hommage au batteur Elvin Jones. L’écran s’absente, le rythme se décale, les phrases arrivent comme mitraillettes. Tout s’accélère : « Tu te tues. Tu te reconstitues… »

Ce soir-là Pierre Alferi et Rodolphe Burger nous invitent à entrer dans leur danse à la Maison de la Poésie, dans le cadre des 40 ans de P.O.L. quarante ans de publications qui témoignent d’une volonté de créer le désordre là où l’ordre s’installe, selon les termes de son fondateur Paul Otchakovsky-Laurens. Les textes poétiques de Pierre Alferi – dont certains publiés chez P.O.L. comme Hors Sol en 2018 et Divers chaos – sont le prolongement de son parcours d’écrivain. Conçus pour l’écran, ils prennent toute leur dimension, enveloppés des musiques et rythmes dessinés et scandés par Rodolphe Burger. L’univers est onirique et plein d’étrangetés, rémanence de mots et de sons qui bourdonnent. De temps en temps, ensemble, ils désertent le plateau et nous laissent face à l’image, méditatifs, avant de reprendre le dialogue et ce va et vient en temps réel de l’écran à la scène, de la voix à la musique, de la poésie au chant.

A chaque rencontre, Pierre Alferi et Rodolphe Burger décalent et réinventent de nouvelles passerelles, d’autres langages, entre dire, jouer et projeter, et font évoluer le spectacle au gré des couleurs du moment et des représentations. C’est une invitation au voyage pleine de charme et de poésie.

Brigitte Rémer, le 22 mars 2023

Vidéo, texte et voix : Pierre Alferi – Sampler, guitare, chant : Rodolphe Burger – son : Léo Spiritof – montage et projections vidéo Cynthia Delbart – À lire et à écouter : Pierre Alferi, Cinépoèmes et films parlants, musiques de Rodolphe Burger, éd. Les laboratoires d’Aubervilliers, 2003.

Le 20 mars à la Maison de la Poésie, Passage Moliėre, 157, rue Saint-Martin – 75003 Paris, M° Rambuteau – RER Les Halles – tél : 01 44 54 53 00 (du mardi au samedi de 15h à 18h) – Cet évènement a également lieu le   27 avril 2023 à 20h 

Salon du livre africain de Paris

Du 17 au 19 mars 2023, à la Mairie du 6ème arrondissement, Paris

La deuxième édition du Salon du livre africain de Paris s’est tenue à la mairie du 6ème arrondissement pour présenter le meilleur de la littérature africaine. Plus de deux cents auteurs, soixante éditeurs et libraires étaient présents. La Guinée en était l’invité d’Honneur.

Deux grandes personnalités ont été honorés : Nelson Mandela, ancien président de l’Afrique du Sud, qui passa sa vie à lutter contre l’apartheid, pour les dix ans de sa disparition ; le grand réalisateur Ousmane Sembène dont on fêtait le centenaire en présence de son fils, Alain Sembène, de l’acteur et réalisateur sénégalais Sidiki Bakaba, de Valérie Berty qui a publié chez Présence Africaine Ousmane Sembène, un homme debout.

Les plus prestigieux espaces de la Mairie du 6ème ont été mis à la disposition des auteurs, présents pour signer leurs dernières parutions et des éditeurs des littératures d’Afrique, indépendants ou ayant pignon sur rue. Pendant trois jours la Mairie fut une véritable ruche et un espace de fraternité où les interactions furent nombreuses et généreuses. Un Carrefour des droits a accueilli de nombreux éditeurs, pour faire circuler l’information sur la vente ou l’achat des droits des cessions et co-éditions. Des associations oeuvrant dans le domaine du livre étaient également présentes pour être l’interface des initiatives proposées, comme ADCF Africa qu’a créé Agnès Debiage qui travaille depuis de nombreuses années sur le continent africain, propose un accompagnement individualisé et organise des ateliers.

Le programme du week-end était chargé, avec de nombreuses activités proposées dont des conférences et tables rondes et la participation de nombreux artistes, danseurs, diseurs, slameurs et musiciens. Une parmi d’autres, la table ronde sur La Philosophie en toutes lettres, modérée par Ousmane Ndiaye, journaliste à TV5 Monde, a retenu notre attention. Souleymane Bachir Diagne, auteur de L’Encre des savants et directeur de la collection « La Philosophie en toutes lettres » chez Présence Africaine y présentait les deux derniers nés de la collection, en la présence de leurs auteurs : SE. Jean-Luc Aka Evy, auteur de Le Cri de Picasso, les origines nègres de la modernité, ambassadeur du Congo au Sénégal et Daniel Dauvois, auteur de Anton Wilhem Amo, une philosophie de l’implicite ont présenté leurs ouvrages et engagé la conversation. Nous reviendrons ultérieurement sur Le Cri de Picasso.

Le Grand Prix Littéraire d’Afrique noire, à la fois grand classique et découvreur d’auteurs – qui a vu le jour il y a bientôt un siècle – devait arbitrer son choix entre les huit finalistes : Kangni Alem, Pierre Amrouche, Dominique Celis, Gauz, Nadia Yala Kisukidi, Noël Netonon Djekery, Sami Tchak et Beata Umubyeyi Mairesse. Le Prix a été attribué à l’écrivain tchadien Noël Netonon Ndjekery pour son roman intitulé Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis publié aux éditions Hélice Hélas. De grands écrivains ont, au fil des ans, reçu ce Prix, dont Amin Maalouf et Agota Kristof en 1986, Ahmadou Kourouma en 1990, Assia Djebbar en 1996.

Côté événements, franc succès pour le slam avec les présentations et spectacles de : Bademba Barry, grand slameur guinéen et figure montante du slam en Guinée et en Afrique ; Yaya Ezail Kasse, créateur d’un personnage, le Parolier du Sud, un de ses compatriotes ; Aimé Nouma, slameur engagé, surnommé le Black Titi 2 Panam, qui vient de sortir un hommage slam à Manu Dibango. Soraya Ebelle a proposé un mini spectacle transdisciplinaire où se mêlaient le traditionnel et le contemporain en musique, danse et poésie ; Vola Alice a joué de la Valhia, instrument traditionnel, sorte de cithare en bambou, de Madagascar ; l’artiste guinéen Abou Kouyaté a fait chanter sa kora qu’il pratique depuis l’âge de cinq ans tout au long du week-end ; plusieurs films ont été présentés dont celui de Mahamat Saleh Haroun, Lingui, les liens sacrés, sélectionné au Festival de Cannes 2021 ; une galerie africaine a montré les œuvres de l’artiste guinéenne Fatou-Mata et de l’artiste togolais Yaho Metsoko. La maison Kroskel, fondée par Ornella Djoukui qui travaille principalement au Cameroun mais aussi en France, présentait son défilé de mode. Une grande fête a clôturé la soirée dans Paris, en l’honneur de la Guinée, pays phare de l’édition 2023.

© Salon du livre africain de Paris

Une belle énergie collective s’est dégagée de cette édition, très réussie, à la fois professionnelle et bon enfant, l’Association des Écrivains de la Langue Française (ADELF), qui l’organise est à féliciter. Dans l’attente de l’édition 2024 !

Brigitte Rémer, le 21 mars 2023

Salon du livre africain, vendredi 17 mars, 14h-18h – samedi 18 et dimanche 19 mars 2023, 11h-18h – entrée libre, Mairie du 6ème arrondissement, 78 rue Bonaparte, 75006 Paris – métro : Saint Sulpice, Mabillon, Odéon, RER: Luxembourg.

Slava Ukraini/Gloire à l’Ukraine

© Critères éditions

Exposition des photographies de Christian Guémy-C215 et signature pour la sortie de son livre Guerre en Ukraine – à la Mairie du XIIIème arrondissement, Place d’Italie.

Street-artiste, Christian Guémy dit C215 s’est rendu deux fois en Ukraine au cours de l’année de guerre qui vient de s’écouler, non pas pour se mettre en avant en tant qu’artiste urbain réalisant des pochoirs mais pour dialoguer avec les gens qui là-bas essaient de survivre, pour informer et témoigner des souffrances. Ici comme là-bas, il imprime sa marque dans l’espace public. En Ukraine, c’est sur les murs de logements détruits, sur un abribus, sur l’épave d’un char russe et l’entrée du métro qu’il réalise ses pochoirs, il cherche toujours l’approbation des Ukrainiens dans ce qu’il fait. Sa démarche est d’apporter un peu d’humanité à ce territoire en lutte et soumis à rude épreuve.

Le Maire du 13ème, Jérôme Coumet, accueille au cours de la séance d’inauguration le conseiller politique de l’Ambassade d’Ukraine en France, Bohdan Vasnevskyi qui prend la parole, s’exprimant magnifiquement en français. Il donne à l’exposition la valeur d’un véritable manifeste, politique et culturel, pour ne pas s’habituer, ne pas accepter, ne pas oublier et il évoque les villes martyres et la solidarité française pour le peuple ukrainien.

© Critères éditions

Christian Guémy-C215 parle de son travail et de sa philosophie de vie, cultive sa liberté en s’engageant personnellement et bénévolement, par conviction. Il témoigne d’un pays vidé de ses enfants et de ses femmes, d’un pays dévasté et de la désolation des paysages à Kyïv, Lviv, Jytomir, Bucha ; des crimes de guerre avec exécutions sommaires et sabordage systématique des installations notamment électriques et nucléaires ; du droit international qui devra faire que justice et vérité un jour soient faites. Il rapporte une œuvre peinte, simple et poignante : un fragile papillon sur les murs d’un camp de réfugiés à Lviv, ou sur une épave de char russe, espérance d’une renaissance prochaine ; des portraits de jeunes femmes coiffées de la couronne traditionnelle de fleurs et rubans de satin représentées sur d’anciens tramways de l’époque soviétique utilisés pour bloquer les accès à la ville, au nord de Kyïv ; une mère étreignant son jeune enfant, peint sur une valise, symbole de l’exode ; le portrait d’une enfant réalisé d’après photo sur un bâtiment détruit de Jytomir ; celui d’une vieille femme au regard sombre et portant un foulard, à Kyïv, également réalisé d’après photo.

© Critères éditions

Les dessins sont en gros plans, le regard est intense, sidéré parfois. L’universalité des portraits d’enfants se traduit dans l’interprétation que donne Christian Guémy-C215 de la guerre. Il a même fait un passage en Ukraine avec son propre fils de trois ans, Gabin. En mars 2022 il a réalisé bénévolement une œuvre en solidarité au peuple ukrainien sur la façade d’une résidence étudiante du 13e arrondissement, un mur haut de cinq étages, délégué par le Maire du 13ème. Sous la fresque, inscrit en cyrillique, une citation du Président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Je ne veux vraiment pas de mes photos dans vos bureaux, car je ne suis ni un dieu, ni une icône, mais plutôt un serviteur de la Nation. Accrochez plutôt les photos de vos enfants et regardez-les à chaque fois que vous voulez prendre une décision. » En mai 2022 il représente la même jeune fille sur un mur de Lviv, en partenariat avec la Mairie du 13ème.

La conclusion momentanée revient au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, que Christian Guémy-C215 a peint sur un mur de Kyïv : « Notre âme ne peut pas mourir, La liberté ne meurt jamais. Même l’insatiable ne peut Pas labourer le fonds des mers, Pas enchaîner l’âme vivante, Non plus la parole vivante… » Dans l’attente de la victoire, comme conclusion de la guerre…

Brigitte Rémer, le 12 mars 2022

Guerre en Ukraine, Christian Guémy-C215, auteur Nicolas Hénin, préface de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, Critères éditions, Grenoble. (20 euros) – Site : www. criteres-editions.com – Après avoir été exposée à l’Assemblée nationale et à la Mairie du 13e arrondissement, l’exposition se poursuit à la Mairie de Paris.

La scène mondiale en période de confinement

Publication réalisée sous la direction de Françoise Quillet, directrice du Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – aux Éditions de L’Harmattan

Comment le confinement a-t-il été vécu à travers le monde, par les Arts du spectacle ? S’il y eut une hécatombe : annulations, fermetures de toutes sortes… les artistes ont continué d’inventer, de nous faire rêver, de nous faire vibrer.

Cet ouvrage nous invite à un voyage au cours duquel s’expriment aussi bien les troubles intérieurs que les problèmes des sociétés, aussi bien la peur, l’angoisse que la volonté d’un monde différent, le désir de construire des lendemains chaleureux.

Voici donc des témoignages de Chine, de Taïwan, de Singapour, de Corée du Sud, de Hong Kong, du Japon, de l’Océanie, des Caraïbes, du Brésil, de l’Argentine, d’Égypte, de Tunisie et d’Europe. Au-delà des différences, des préoccupations se font écho.

Françoise Quillet est fondatrice et directrice du CIRRAS-Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle, Maître de conférences HDR en Arts du Spectacle-Université de Franche-Comté, Chercheur associé à la MSHE-Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement-Université de Franche-Comté, copilote de l’équipe de recherche LangArt, partenaire du Labex Arts-H2H de l’Université de Paris 8, membre de l’association des Amis de la FMSH-Fondation Maison des sciences de l’homme.

L’Harmattan édition diffusion – 5/7, Rue de l’École Polytechnique 75005 Paris  – Tel. : 01 40 46 79 20 – Fax : 01 43 25 82 03 – Site : www.editions-harmattan.fr – Le texte est publié dans la collection Univers Théâtral – (Paris, 2022 – 334 pages – 34 € )

Sindbad-Actes Sud

1972-2022. Cinquante ans d’édition des textes arabes et sur le monde arabe – Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad – à l’Institut du Monde Arabe. (© Sindbad-Actes Sud, voir en fin d’article).

Les éditions Sindbad ont été fondées en 1972 par Pierre Bernard, qui a eu le talent de lancer en France et en Europe un mouvement de traduction de la littérature arabe contemporaine. De nombreux ouvrages toutes catégories confondues, ont été publiés et mis à la disposition d’un public francophone : romans contemporains, poésie, lettres classiques du patrimoine arabe et persan, essais sur l’histoire et la culture du monde arabe et de l’Islam. Sindbad a entre autres permis de faire connaître l’œuvre de Naguib Mahfouz bien avant l’attribution de son Prix Nobel de littérature en 1988 et donné à lire les grands poètes comme l’Irakien Badr Shakir al-Sayyab et le Syrien Adonis. Acquises par Actes Sud en 1995 et dirigées par Farouk Mardam-Bey, les éditions se sont enrichies de plus de quatre cents titres dont près de trois cents traductions, avec la volonté de mettre en exergue la diversité de la production littéraire arabe.

Pour fêter ses cinquante ans, Sindbad a programmé à l’Institut du Monde Arabe le 22 octobre dernier un temps de convivialité et d’échange autour du travail accompli. Deux tables rondes se sont succédé pour marquer l’événement. La première, intitulée La tâche des traducteurs entre l’arabe et le français, modérée par Nisrine Al-Zahre, a permis d’évoquer la difficulté de rendre compte de la complexité du passage entre deux langues, de la nécessaire prise en compte du contexte évoqué par l’auteur, des couches de signification et du monde symbolique qui renvoient à des notions d’interprétation particulières. Rania Samara, traductrice bilingue et biculturelle qui a étudié la littérature française à Damas et traduit plus d’une trentaine d’ouvrages – dont Miniatures et Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, dont les textes d’Elias Khoury et certains de Naguib Mahfouz comme Son Excellence – a notamment évoqué la difficulté du transfert de la langue parlée et qualifié « d’espace gris » la tension entre ses deux langues. Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites à Sanaa et du département scientifique des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, a mis l’accent sur les différentes géographies de la langue arabe d’un pays à l’autre et pointé le manque de traduction dans le domaine des sciences sociales mais aussi l’étroitesse de cet espace de réflexion. Il a démontré en même temps à quel point toutes les formes d’écriture – dont les romans – rendaient compte d’un contexte politique, social, économique, anthropologique et avaient valeur de témoignages des réalités vécues, se substituant  en quelque sorte à la place des chercheurs. Les auteurs sont ainsi devenus les porte-paroles de leurs sociétés, comme l’est Alaa Al-Aswany que traduit Gilles Gauthier, pour l’Égypte. Ainsi en Syrie et au Yémen, écrire la guerre répond à la volonté de savoir et d’interpréter le réel et de lui donner un sens. Pour Marianne Babut qui, après des études de sciences politiques et d’arabe littéraire a vécu trois ans en Syrie, traduire est une activité chorale qui demande de dialoguer avec beaucoup de monde et d’explorer des sources diverses. La discussion qui s’est ensuite engagée avec la salle fut riche, tournant autour de l’exil, al manfaa/le lieu de l’oubli obligeant à la dissociation d’avec soi-même et à une double réalité, ce qu’on montre et ce qu’on est. « Maison, votre souvenir est ancré en nous… » Farouk Mardam-Bey a parlé de la force poétique des vers libres et mis l’accent sur l’absence d’un dictionnaire raisonné et critique, en arabe.

La seconde table ronde a porté sur L’état des lieux de la littérature arabe, le directeur de Sindbad en était le modérateur. Son introduction a fait le constat du peu de littérature arabe traduite et éditée dans l’espace francophone, insistant sur le fait qu’il était essentiel d’en parler. Il a rendu hommage à Pierre Bernard (1940-1995) le père fondateur des Éditions, né dans l’Aveyron,  dans une famille d’artistes, passionné de livres et formé à la typographie. Il avait découvert le monde arabe en Algérie où il avait vécu pendant un an comme appelé sous les drapeaux, ce fut pour lui une révélation. Détaché à Radio Alger, il y produisait des émissions culturelles. De retour en France il s’était mis à écrire et à peindre, à travailler dans le milieu du livre à différents niveaux, puis à diriger une collection, L’Écriture des vivants, aux éditions de L’Herne. Il s’était lancé à proposer une collection d’ouvrages d’origine arabe à plusieurs éditeurs, après un voyage au Caire en 1968 qui répondait à l’invitation du gouvernement égyptien. La capitale égyptienne était alors le cœur du monde arabe, intellectuellement et politiquement. Il y avait rencontré de nombreux auteurs dont l’immense Taha Hussein, des cinéastes, architectes, poètes et musiciens. L’éditeur Jérôme Martineau lui avait ouvert sa porte, en 1970 et permis les premières publications dont Construire avec le peuple du grand architecte Hassan Fathy et Passage des miracles de Naguib Mahfouz. Deux ans plus tard il créait l’outil qui lui permit la publication et la diffusion d’ouvrages du monde arabe, les éditions Sindbad.

Au cours de cette table ronde, Frédéric Lagrange, universitaire, spécialiste de littérature arabe et auteur de divers ouvrages dont Musiques d’Égypte, a retracé ce qui avait changé en cinquante ans de romans arabes, accompagnant les mutations du monde et des sociétés – problèmes pétroliers, changements de régime, instabilités, radicalités religieuses, terrorisme, révoltes et contre révoltes -. Une vision devenue plus tragique aujourd’hui. Frédéric Lagrange rappelle ce slogan d’il y a une cinquantaine d’années : « L’Égypte écrit, le Liban imprime et l’Irak lit. » Partant de Miroirs, de Naguib Mahfouz, un roman fondateur, premier ouvrage traduit et édité chez Sindbad, il a montré l’explosion du roman arabe depuis une dizaine d’années tout en constatant que le champ littéraire panarabe restait à construire. Subhi Hadidi, critique et traducteur a parlé des poètes et traversé cinquante ans de poésie arabe à travers notamment l’évolution des formes, poèmes en prose ou en vers libres et renouvellement de la traduction poétique. Pour lui, le temps métaphysique n’est pas le temps humain. Jumana Al Yasiri, auteure et traductrice depuis une quinzaine d’années travaille entre le monde arabe, l’Europe et les États-Unis sur des festivals, résidences de création, et programmes de soutien aux artistes et aux opérateurs culturels indépendants. Elle a évoqué la difficulté de la circulation des œuvres dans et hors le monde arabe, de la traduction en ses débuts à partir du milieu du XIXème siècle avec les pièces de Molière adaptées au contexte local, de l’absence de public pour le théâtre arabe, et de la complexité entre arabe dialectal et arabe littéral. Elle a parlé de l’impossibilité de la fiction aujourd’hui, remplacée par des textes- témoignages comme Les Monologues de Gaza du Théâtre Ashtar, sur l’opération militaire israélienne déployée dans la bande de Gaza en 2008-2009, qui avait conduit à la mort de centaines de Palestiniens, dont de nombreux enfants ; Zawaya, du Théâtre El-Warsha, cinq récits parmi d’autres, collectés après la révolution égyptienne de janvier 2011. Jumana Al Yasiri reconnaît l’action de certains réseaux comme le Young Arab Theatre Fund (YATF) qui soutient les tournées régionales, sur les lieux de diffusion que sont les festivals comme les Journées théâtrales de Carthage, le Downtown Contemporary Arts Festival (D’Caf) au Caire, les troupes et lieux qui participent de la création et de la diffusion comme Al-Balad Theater lieu de diffusion pour le théâtre, la musique et la danse à Amman (Jordanie) organisateur de plusieurs festivals chaque année, El-Warsha Théâtre au Caire dont nous rapportons fidèlement le travail, dans ce site, et le Centre culturel Jésuite d’Alexandrie.

Ces tables rondes ont été suivies de la projection du film Les Dupes du Syrien Tawfik Saleh adapté de la nouvelle Des hommes dans le soleil, de Ghassan Kanafani et d’un récital poétique avec lectures bilingue par Hala Omran (arabe) et Farida Rahouadj (français), accompagnées par l’éblouissante flûtiste Naïssam Jalal. Un magnifique tour d’horizon sur la création littéraire et ses prolongements pour lesquels Sindbad-Actes Sud est un acteur vital.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2022

Sindbad Actes Sud, Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud – Le Méjan, Arles – site : actes-sud.fr – Les photos de l’article ont pour source la brochure publiée par l’éditeur à l’occasion du cinquantième anniversaire de Sindbad – Photo 1 : couverture de la brochure – Photo 2 : Pierre Bernard, fondateur, devant les éditions Sinbad (Paris 18ème) autour de 1980 – Photo 3 : Farouk Mardam-Bey, Elias Sanbar et Mahmoud Darwich, Aix-en-Provence, 2003 – Photo 4 : couverture de La Danse des passions, de Edouard Al-Kharrat, publié en 1997 aux éditions Sindbad Actes Sud.

Ramsès Younan – La Part du sable

Ouvrage collectif initié par Jozéfa Younan, Sonia et Sylvie Younan, édité par Zamân Books.

Autour de Ramsès Younan (1913-1966), artiste peintre et intellectuel égyptien engagé en même temps que citoyen du monde, sa famille fait cercle, parlant de l’homme et de l’oeuvre, rassemblant ses peintures et ses écrits. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, son épouse et ses deux filles lui rendent un bel hommage par cet ouvrage monographique composé d’un catalogue de ses peintures, dessins et expérimentations visuelles au plus complet des oeuvres retrouvées, ainsi que d’une anthologie d’essais critiques ; Jozéfa Younan, son épouse, avait initié le travail, ses deux filles l’ont poursuivi. Pionnier de l’art abstrait dans son pays et membre du groupe surréaliste Art et Liberté, Ramsès Younan est né à Minieh, en Moyenne Égypte, dans une famille copte. Formé à l’École supérieure des Beaux-Arts du Caire, il débute comme professeur de dessin dans les écoles secondaires en même temps qu’il engage sa carrière de peintre et de critique. À vingt-cinq ans il publie un essai sur l’art moderne, L’Objectif de l’artiste contemporain.

Contre le mur, 1944 – crédit photo © Zamân Books

De 1937 à 1946, ses peintures et dessins de jeunesse l’inscrivent dans la sensibilité surréaliste. En 1938, avec le poète Georges Henein, intellectuel et critique d’art égyptien et avec l’écrivaine Ikbal El Alaily, Ramsès Younan fonde le groupe surréaliste égyptien réuni autour de la revue La Part du sable. « Au fond de moi-même, je sens le vide, un désert sans ciel et sans lumière. Le goût du sable dans ma bouche. Et le vide, en principe, ne souffre pas le mouvement dialectique. Je sens aussi le désir absurde de nier le vide… »

En révolte absolue contre l’époque et contre l’art académique, le groupe tente de se créer d’autres horizons, un monde magique et utopique. Leur combat pour la liberté et la justice sociale s’inscrit dans une période agitée de l’Histoire, le début du XXème siècle. Leur premier geste est de signer, comme trente-cinq autres artistes, le Manifeste collectif publié au Caire, Vive l’art dégénéré ! « On sait avec quelle hostilité la société actuelle regarde toute création littéraire ou artistique menaçant plus ou moins directement les disciplines intellectuelles et les valeurs morales du maintien desquelles dépendent, pour une large part, sa propre durée, sa survie. Cette hostilité se manifeste aujourd’hui dans les pays totalitaires, dans l’Allemagne hitlérienne en particulier, par la plus abjecte agression contre un art que des brutes galonnées promues au rang d’arbitres omniscients qualifient de dégénéré… Intellectuels, écrivains, artistes, relevons ensemble le défi. Cet art dégénéré, nous en sommes absolument solidaires. En lui résident toutes les chances de l’avenir… »

Tract publié par le groupe « Art et Liberté » – 1947 – crédit photo © Zamân Books

Ramsès Younan et son groupe pensèrent ensuite trouver une réponse à leurs questions dans la pensée communiste. Il devint rédacteur en chef d’une revue trotskiste d’avant-garde Al-Majalla al-Jadida/La Nouvelle Revue, de 1942 à 1944 jusqu’à ce que le gouvernement en interdise la publication. À partir de là il se consacre davantage encore à la peinture et à la littérature, il est aussi traducteur et s’intéresse particulièrement à Rimbaud et Camus qu’il traduit en arabe. « La pensée de Camus nous donne à voir l’homme, débarrassé du poids des illusions et des espoirs, privé du sens de sa vie, et incité par là même à se lancer dans un monde de liberté… » écrit-il.

Un court emprisonnement et l’absence d’horizon politique le poussent à quitter l’Égypte et à s’installer à Paris entre 1947 et 1956, pour se consacrer à l’art. En 1947 il rédige avec Georges Henein, le Tract du groupe Art et Liberté et La Part du sable : « Au bout des chemins – magique, poétique, philosophique, scientifique…- au bout de tant de démarches pour s’intégrer au monde, nous n’avons retrouvé que notre solitude. » À Paris, une période intermédiaire s’ouvre pour Ramsès Younan où il devient journaliste, travaillant à la section arabe de la radiodiffusion française, tout en continuant à peindre. Il présente en 1948 à la galerie du Dragon sa première exposition personnelle. En 1956 Ramsès Younan et trois de ses collègues et compatriotes sont expulsés de France pour avoir refusé de diffuser des déclarations contre l’Égypte, à la veille de l’agression tripartite – une alliance secrète entre la France, le Royaume-Uni et Israël, suite à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, président depuis quelques mois -. De retour en Égypte il se consacre à la peinture abstraite et organise en 1962 une exposition, au Caire. Il sera chargé de la conception du Pavillon égyptien à la IIème Biennale de São Paulo en 1961 puis à la 32ème Biennale de Venise, en 1964.

Dans cet ouvrage collectif, Ramsès Younan – La Part du sable, on retrouve l’article de Louis Awad, publié en 1966 dans Al-Ahram Hebdo, C’était un pionnier courageux ; celui d’Alain Roussillon, retraçant son Parcours dans une francophonie en langue arabe ; Michel Fardoulis-Lagrange, pose la question : Surréaliste, Ramsès ? en ces termes « Dualité donc que l’on ne perd jamais de vue, double polarisation et attraction mutuelle : les tableaux de Ramsès narrent, exposent un univers fragmenté qui n’est autre que l’objet surréaliste éclaté avec son propre instinct d’approche de l’immobilité absolue » ; Patrick Kane analyse les écrits de l’artiste, notamment ses Essais, dans Ramsès Younan, artiste et intellectuel engagé. « Ramsès Younan peint toutes fibres tendues jusqu’au besoin de rupture, jusqu’à l’appel de la rupture » écrit Georges Henein en 1948.

Sans titre, gouache sur papier, années 1960 – crédit photo © Zamân Books

Au-delà de la connaissance de l’œuvre de Ramsès Younan, l’ouvrage permet de rencontrer le contexte général de l’art, en Égypte et dans le monde, au début du XXème siècle. De l’approche de l’œuvre de son père, Sonia Younan écrit, en 2015 : « Le peintre a choisi une démarche exigeante et solitaire : en l’absence de procédé ou recette permettant de produire des tableaux en série, chaque tableau trace sa voie singulière et ré-édite le commencement de l’art. » Une lettre non datée de Ramsès Younan interroge la page blanche, l’inspiration : « Je désespère de moi-même. Ces dernières années se sont passées, jour après jour, sans que je puisse écrire une seule phrase pour… Ce n’est pas que ma tête soit vide comme un théâtre où on vient de jouer. Le fait est que je n’arrive plus à comprendre ce qui s’y joue, ni voir où tout cela puisse bien mener. Ma pensée me fuit… »  Ce livre fait le recensement d’une précieuse documentation sur le surréalisme en Égypte et met le projecteur sur l’œuvre d’un artiste, grand intellectuel et peintre talentueux en perpétuelle recherche qui, fort de dix ans passés en France, n’y a pas souvent droit de citer.

Brigitte Rémer, le30 juillet 2022

Textes de Ramsès Younan, Louis Awad, Alain Roussillon, Michel Fardoulis-Lagrange, Patrick Kane, Marc Kober, Roland Vogel, Georges Henein, Yves Bonnefoy, Jozéfa Younan, Abdul Kader el-Janabi, Georges Andrews, Victor Musgrave, Sonia Younan, Ahmed Rassim, Jean Moscatelli, Aimé Azar, Édouard Jaguer, Anneka Lenssen, Éric de Laclos, Stephen Spender – suivi de sa Biographie, liste des expositions et catalogue raisonné.

L’ouvrage est publié avec le soutien de Sonia Younan et Boris Younan, direction d’ouvrage Sonia Younan, coordination Madeleine de Colnet, mai 2021, Zamân Books – Traducteurs : anglais/français, Marie-Mathilde Bartolotti – arabe/français, Nabil Boutros, Alain Roussillon (p. 209) – Relecture, Éric Laurent, Anne-Lise Martin – Graphisme, Elias Ortsiloc – Iconographie, Nabil Boutros, Sothebys, Scottish National Gallery of Modern Art Archive (p. 98/99) – Les auteurs pour leurs textes Œuvres de Ramsès Younan, courtesy de la famille Younan – Distribution, Les Presses du réel.

Hammams à Sanaa

Culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros – Éditions Geuthner.

Autour de Michel Tuchscherer, initiateur du projet et qui a rédigé de nombreux chapitres de l’ouvrage, cinq auteurs ont contribué à la réflexion sur les Hammams à Sanaa ainsi qu’un artiste visuel, Nabil Boutros qui en a réalisé les photos, transformant ce livre scientifique en un véritable livre d’art. Michel Tuchscherer est spécialiste d’histoire moderne du Moyen-Orient et ancien directeur du Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales (le CEFAS) à Sanaa – Yémen. Artiste visuel, Nabil Boutros a centré son travail photographique sur l’Égypte son pays d’origine, le Moyen-Orient et l’Afrique, et participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives dans ces régions du monde, présentant des travaux et installations visuelles de différentes factures. Ici, ses photos, complétées de commentaires, nous servent aussi de guide.

© Nabil Boutros

Cette précieuse étude sur les Hammams à Sanaa est construite en neuf étapes et commence par les préparatifs indispensables, avant d’aller au hammam. « À Sanaa on ne va pas au hammam à l’improviste » écrit Michel Tuchscherer, on rassemble quelques affaires dans un panier ou un sac plastique : pagne de coton qui s’enroulera autour de la taille, gant, change, savon et shampoing pour Le parcours balnéaire côté hommes décrit par Michel Tuchscherer, plus bref que Le  parcours balnéaire côté femmes, que rapporte Fâtima al-Baydânî – spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille) – ces deux parcours forment les premiers chapitres du livre. Les femmes ne vont pas seules au hammam, mais avec des parentes, voisines ou amies, c’est pour elles un lieu de sociabilité. « La ségrégation entre hommes et femmes est absolue » confirme la chercheuse même si, depuis 1980, certains hammams ont mis fin au fonctionnement en alternance et permettent un accès simultané, à l’intérieur tout reste parfaitement cloisonné.

© Nabil Boutros

À Sanaa « le hammam est une modeste construction sans étage, dont la façade est blanchie à la chaux et percée d’une très discrète porte arquée. Parfois quelques petites coupoles sur les toits le signalent, parfois des inscriptions peintes affichent les heures d’ouverture, ou adressent quelques mots d’accueil :« Hammam Bustan al-Sultan souhaite la bienvenue à ses chers clients » dit la photo. Les brumes que dégagent les vapeurs humides des bains qui nous sont donnés à voir, ajoutent au mystère du rituel et de l’intime.

Le seuil de la porte franchi, le livre décrit les étapes préparant au bain : quitter ses chaussures, se déshabiller au vestiaire – la partie fraîche du parcours -, échauffer le corps pour passer de la partie tiède à la partie chaude située au fond, pour  s’enfoncer dans une intense sudation, recevoir un filet d’eau fraîche sur le nombril pour détendre le ventre, faire ruisseler l’eau sur le corps, frictionner lentement au gant en mouvements réguliers, shampouiner à grandes eaux et rincer abondamment. Les femmes passent un long temps devant une vasque pour les soins de leur peau et de leurs cheveux. Puis il faut refroidir le corps avant le retour à l’extérieur – Sanaa se situe à 2200 mètres d’altitude, sa température ne dépasse pas 30° – les hommes sortent la tête enveloppée dans un grand châle. Chapitre par chapitre le sujet s’approfondit et Michel Tuchscherer montre au chapitre trois que le hammam est aussi un lieu ambigu hanté par les Djinns.

© Nabil Boutros

Fâtima al-Baydânî rapporte en ce sens un conte collecté dans le patrimoine populaire oral, le Conte des deux bossus et les Djinns. La quête de la pureté rituelle qui est au cœur des pratiques de l’Islam se retrouve au hammam où le croyant chasse les souillures de la vie organique et où l’homme devient vulnérable, n’étant plus sous la protection de l’ange Munkar ni de son acolyte, Nakir. Il multiplie les gestes de précaution. Autour, émanant d’un brûle-parfum, la myrrhe aux vertus médicinales en même temps que parfum, répand ses senteurs. Au-delà de la purification du corps le bain est aussi purification de l’esprit et permet un rapprochement d’avec Dieu. Il n’est pas rare d’achever son parcours balnéaire par une prière, à l’intérieur même du hammam.

© Nabil Boutros

Le livre propose aussi, par ses encadrés, de mettre le projecteur sur certains sujets. Ainsi sur le massage, rituel essentiel qui n’a pourtant aucun caractère obligatoire. La qualité du geste du masseur et le rythme qu’il y donne, les étirements qu’il pratique prennent en compte la globalité du corps. Claire Davrainville, – fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – parle du Massage dans le parcours balnéaire des hommes, réalisé à la demande par un frictionneur expérimenté ou par le maître de bain. Le hammam accompagne les grands moments de la vie et rites de passages comme le mariage, l’accouchement après la période des quarante jours de l’accouchée, la veille des grandes fêtes religieuses avec leurs multiples rites et interdits. Il est aussi un marqueur dans la sexualité des enfants qui à partir de six ans ne suivent plus leur mère mais accompagnent selon leur sexe, père ou mère. Le bain est à la fois public et intime, savoir-vivre et pudeur, il procure de grands bienfaits.

Dans le droit fil d’un art de vivre ancestral, la culture citadine de Sanaa oblige à des moments de convivialité. Ainsi, dans le prolongement du hammam et comme lui thérapie de l’âme, le magyal est au cœur des rites de sociabilité. Confortablement installés à même le sol autour d’une nappe blanche et selon une hiérarchie de préséances, se partage le plaisir d’être ensemble. Moment de contemplation et de discussion, moment de convivialité où l’on mâche le qat à l’effet légèrement euphorisant, où s’échange la nourriture pour arriver, en décrescendo, jusqu’à l’heure de l’appel à la prière du couchant.

© Nabil Boutros

Christian Darles – architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – parle ensuite de l’Architecture et Matériaux, entre l’ancien et le nouveau et présente l’intérieur, puis l’extérieur des hammams. De la partie fraîche avec vestiaire, fontaine et bassin aux parties tièdes et chaudes ; des anciens hammams aux adaptations des plus récentes avec renouvellement des matériaux et des techniques et glissements de la signification même de l’usage du bain ; des toits-terrasses aux coupoles percées de lucarnes ; des réservoirs d’eau et systèmes de chaufferie ; de la maison du gardien. Il y a peu, l’eau venait de puits situés à proximité que l’on montait dans des citernes à ciel ouvert à l’aide d’une corde et d’une poulie. Il n’y avait pas de hammam sans puits.

Quand Michel Tuchscherer recherche l’origine des hammams à Sanaa, il fait face à plusieurs versions. Certains les datent du milieu du XVIème siècle, époque de l’occupation ottomane. Compte tenu d’une histoire lacunaire, le chercheur déclare : « Une chose est indéniable, les hammams antérieurs au XXème siècle entretiennent des liens étroits avec les mosquées, avec les jardins, à travers les fondations pieuses (waqf) et ont longtemps fonctionné en symbiose avec la ville. » Avec Yahyâ al-‘Ubalî – chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain – il se penche ensuite sur les savoir-faire des métiers du bain – le frictionneur qui « fait le hammam », le maître de bain, gestionnaire et médiateur dans les conflits – et sur le statut social des hammamis, au bas de la hiérarchie sociale traditionnelle, appelés les gens du cinquième. Traiter quelqu’un de hammami est en fait une insulte. Pourtant les métiers et savoir-faire se transmettent dans ce que le Yémen appelle la famille élargie, des groupes patronymiques qui comprennent plusieurs lignées. La gestion du hammam est familiale et patriarcale.

La fréquentation du bain était et reste un art de vivre. « Contrairement à de nombreux pays du Moyen-Orient, de la Tunisie à la Turquie, en passant par l’Égypte et la Syrie où nombre de hammams sont en ruine ou ont disparu, où les pratiques sont tombées en déshérence, au Yémen au contraire se maintient une solide culture du hammam » note Michel Tuchscherer, même si, dans la conclusion de l’ouvrage il reconnaît que les hammams s’éloignent de leur statut d’institution au service de la communauté pour se transformer en entreprise privée répondant à des clientèles plus diversifiées.

© Nabil Boutros

Lieu d’ambiguïté et de contradictions, le hammam correspond à une caractéristique essentielle de la civilisation islamique. À différents moments de l’ouvrage, Mohamed Bakhouch – professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – met en exergue les vers d’un poète du XVIIIème siècle, Muhammad al-Kawkabani montrant que le hammam est bien le personnage principal de l’urbain, du religieux et du social. C’est aussi le lieu qui répond à l’imaginaire des corps et qui, avec la lumière tamisée émanant des coupoles, contribue à son atmosphère singulière. Cette lumière, ces atmosphères, ont été admirablement captées à travers l’objectif de Nabil Boutros. Les précieuses images – dont un bon nombre en pleine page – sont accompagnées d’un commentaire détaillé et traduisent les gestes et les étapes du parcours dans le hammam : déshabillage et gros plan sur pied mouillé, ronde d’hommes dans la salle chaude pour accélérer et renforcer la sudation, lumières tamisées, ajustement de la fûta ce pagne dont s’entoure le baigneur, ballots des usagers suspendus au vestiaire, sudation dans la pièce chaude les hommes allongés à même le sol, brumes et vapeurs de la chaleur humide diffusée. Ces photographies nous font parcourir les étapes suivies par celui qui se rend au hammam – friction, massage, shampouinage, rinçage à grandes eaux, ruissellement de l’eau de la tête aux pieds -. Au-delà de leur aspect documentaire elles offrent à celui qui les regardent des pans de réflexion sur un art de vivre. Elles sont elles-mêmes de purs scénarios. Les lieux nous sont montrés principalement du côté des hommes, là où le photographe pouvait pénétrer. Il s’est rendu dans de nombreux hammams, en détaille l’extérieur et l’intérieur, y compris le vendredi matin, jour d’affluence et de détente, jour de prière. Il montre les murs à la chaux et les gestes, derrière les murs les moindres petits recoins et invite à un voyage artistique, philosophique et spirituel.

Publié par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société transmet au début de l’ouvrage le système de translittérations des caractères arabes et montre à la fin de l’ouvrage une carte de Sanaa sur laquelle figure les anciens hammams et leurs relevés, ainsi que la carte et les relevés des nouveaux hammams ; des notes et références souvent en bilingue, arabe et français y figurent ainsi que plusieurs index – celui des noms communs, des noms de lieux, des noms de personnes et de groupes ainsi qu’un glossaire indexé des termes arabes. C’est admirablement réalisé dans le cheminement de l’usager-baigneur, formidablement documenté par Michel Tuchscherer et les auteurs, magnifiquement accompagné et commenté par les photos de Nabil Boutros qui en a aussi assuré la mise en page avec Chloé Heinis. C’est une somme de travail et un superbe ouvrage !  

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2022

© Nabil Boutros

Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros. Contributeurs – Fâtima al-Baydânî, spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille – Mohamed Bakhouch, professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – Christian Darles, architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – Claire Davrainville, fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – Yahyâ al-‘Ubalî, chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain.

Édité par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A – 16 rue de la Grande Chaumière. 75006. Paris – Site : www.geuthner.com – Paris, dernier trimestre 2021.

Salon du livre des Balkans 2022

© Yves Rousselet

C’est une année particulière pour le Salon du livre des Balkans qui fêtait sa 10ème édition en février dernier, Pascal Hamon en est le fondateur. Avec l’Association Fête du Livre des Balkans il continue à le faire vivre, entouré d’une équipe de passionnés. Il en rappelle l’objectif : « présenter les Balkans autrement » et « montrer au public quels peuvent être les éléments culturels communs des pays balkaniques dans des domaines tels que l’histoire, les langues, les religions, et aussi les littératures et écritures dans toute leur diversité. » Depuis 2012, la manifestation est accueillie à l’Inalco-Bulac, Pôle des Langues et Civilisations qui se transforme en véritable ruche.

Flash-back donc en cette édition 2022 sur le chemin parcouru – après un arrêt dû au Covid – à travers une rétrospective d’affiches (de Franyo Toth et Johanna Marcadé) et de photographies (d’Yves Rousselet) et avec une clôture festive de l’édition, par l’intervention musicale de Gülay Hacer Toruk qui chante les Balkans, entourée de ses musiciens

Étaient présents au Salon du livre des Balkans cette année plus d’une vingtaine d’éditeurs, venant de cet espace géographique ou travaillant avec, pour présenter leurs dernières parutions. Des rencontres avec auteurs, traducteurs, éditeurs et libraires, des lectures et des tables rondes, des expositions, des coups de cœur, des signatures et la remise du Prix du Salon, confirment une véritable dynamique de la littérature des Balkans.

Nous ne pouvons ici en retenir que quelques exemples comme la carte blanche donnée à Chloé Billon, traductrice du croate, en dialogue avec Marie Vrinat-Nikolov, enseignante à l’Inalco, pour montrer les spécificités de La littérature croate contemporaine, dans un pays, la Croatie, situé au croisement de l’Europe centrale, des Balkans et du monde méditerranéen ; les ouvrages de Dubravka Ugresic, Bekim Sejranovic, Olja Savicevic et Robert Perisic y étaient présentés à titre de référence. La projection d’un court métrage documentaire de la réalisatrice croate Ines Jokos, lauréate du Festival des Cinémas du Sud Est Européen, Do you go out ? précédait le débat : deux personnes se rencontrent à l’hiver de leur vie.

Autre exemple avec ces trois pays, trois villes, mises à l’honneur, dans la série Coups de cœur, à travers les ouvrages de Ylljet Alicka sur l’Albanie : Métamorphose d’une capitale, aux éditions des Soixante – Sedef Ecer sur Istanbul : Trésor national, aux éditions J.C. Lattès – Ivan Nilsen : Les carnets de Salonique, aux éditions Marie Barbier. Une table ronde autour de Bernard Lory, professeur à l’Inalco, sur le thème De l’Histoire à la fiction a rassemblé des auteurs du Kosovo, Croatie, Roumanie et Turquie, pour mettre en évidence la transformatin et le passage de la matière historique en matière littéraire. La présentation du livre Les Bords réels (éditions Bec en l’air) et projection des images de films documentaires consacrés à la Bosnie, réalisés par Adrien Selbert, photographe de l’Agence Vu et réalisateur, qui sillonne depuis près de vingt ans le pays, interrogeant la question de l’après-guerre. Une conférence-débat autour de la directrice des éditions internationales du Monde Diplomatique, Anne Cécile Robert, sur La liberté de la presse dans les Balkans, avec les directeurs des sept éditions internationales du Monde Diplomatique présents au Kosovo, Albanie, Bulgarie, Grèce, Macédoine du Nord, Serbie et Turquie.

© Yves Rousselet

Une table ronde  sur le thème Importance et fragilité des communautés juives dans les Balkans, modérée par Jean-Claude Kuperminc, directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite universelle, a rassemblé Odette Varon -Vassard pour Des sépharades aux juifs grecs (éditions Le Manuscrit), Nadège Regaru pour Et les juifs bulgares furent sauvés, une histoire des savoirs sur la Shoah en Bulgarie (éditions Presses de Sciences-Po), François Azar, éditeur et Gazmen Toska représentant du musée juif de Berat en Albanie, pour présenter le livre de Moïse Abinun, Les lumières de Sarajevo (éditions Lior). Les échanges ont porté sur l’émigration des Séfarades expulsés d’Espagne et du Portugal au XVème siècle et accueillis par les pays de l’Empire Ottoman.

© Yves Rousselet

Autre thème proposé, Comment parler de l’actualité littéraire balkanique, échanges animés par Evelyne Noygues et rencontre avec trois écoles balkaniques de Paris et Région Parisienne partenaires du Salon du Livre : les écoles, turque De la Seine au Bosphore, bulgare Cyrille et Méthode et grecque de Chatenay-Malabry.

De nombreuses séances de dédicace ont émaillé ces deux journées consacrées aux échanges littéraires liés à la dynamique créatrice de la région des Balkans où agissent en synergie auteurs et éditeurs, intellectuels et artistes. L’organisation du Salon permet ces croisements et rencontres, fructueuses et conviviales, d’autant après deux ans de suspension pour raison de pandémie. Une manifestation à suivre dans ses prochaines éditions. Premier rendez-vous en novembre 2023, pour la 11ème édition !

brigitte rémer, le 10 avril 2022

Salon du livre des Balkans, INALCO / BULAC – 65 rue des Grands Moulins – Paris 75013 – www.livredesbalkans.net

Pour l’Ukraine – L’appel du monde culturel français


Drapeau ukrainien © DR

 

Plus de quatre-vingts professionnels du domaine de l’art et de la culture ont en quelques heures signé le message ci-dessous, assurant leurs alter-ego d’Ukraine de leur solidarité. Bien d’autres ne tarderont pas à les rejoindre.

 

Nous, directrices et directeurs de lieux culturels en France, nous exprimons par ce message notre solidarité au peuple ukrainien et aux artistes ukrainiennes et ukrainiens.

Nous sommes, face à l’urgence et aux dangers encourus par des artistes contraints de fuir la guerre, prêts à nous mobiliser, à contribuer à les accueillir en France afin qu’ils puissent continuer leur activité et ainsi préserver la libre expression de la culture ukrainienne.

Drapeau ukrainien © DR

 

A vous, Oxana, Ludmila, Nina, Tarass, toutes nos pensées de fraternité et d’amitié.

 

 

 

 

La fin de Satan

Poème de Victor Hugo – conception et jeu Christine Guênon, compagnie Chaos Vaincu – collaboration artistique Laure Guillem – Salon rouge de la Maison Victor Hugo.

Christine Guênon aime à fréquenter Victor Hugo. Elle en avait adapté son roman, L’Homme qui rit et présenté un spectacle au Théâtre de l’Aquarium, avant de le tourner dans le monde. Elle récidive avec La Fin de Satan accompagnée par Laure Guillem comme conseillère artistique et présente son solo à la Maison Victor Hugo. Dans ce même Salon rouge, l’écrivain lisait ses pièces à ses amis.

Le lieu est intime. Sur une petite estrade, un fauteuil. Blottie au fond du fauteuil, l’actrice et ses métamorphoses, intenses, entre la chute de l’ange, ce Dieu montré du doigt et la force de Satan. La Fin de Satan est une œuvre complexe dans laquelle Hugo se lance en 1854 et qui reste inachevée. Une partie de sa grande œuvre est déjà derrière lui. Né en 1802, Hugo écrit des poèmes depuis l’adolescence. Dès avant la trentaine il avait publié Les Orientales (1829), Hernani (1830) brisant les règles du théâtre classique et déclenchant une véritable bataille au Théâtre-Français, Notre Dame de Paris (1831), Le Roi s’amuse (1832), Lucrèce Borgia et Marie Tudor (1833), Ruy Blas (1838). Il avait été reçu à l’Académie Française en 1841. Son engagement politique avait débuté en 1848, année où il était élu à l’Assemblée Constituante. La Fin de Satan est donc en gestation depuis l’année 1854 mais ne sera éditée qu’en 1886, un an après sa mort. Hugo écrivait en même temps les Contemplations, publiées en 1856 et avait mis en attente son travail sur La Fin de Satan au profit des Misérables qui voyaient le jour en 1862.

 Écrite en vers, La Fin de Satan commence par sa chute dans l’abîme, les astres s’éteignent un à un, une plume des ailes de l’archange banni reste suspendue au bord du gouffre, prélude intitulé Hors de la Terre I : « Quelqu’un, d’en haut, lui cria : – Tombe ! Les soleils s’éteindront autour de toi – Maudit ! » Dans La Première Page, qui suit, Dieu déchaîne le déluge. Le début, « L’Entrée dans l’ombre » commence par  « Noé rêvait. Le ciel était plein de nuées. On entendait au loin les chants et les huées des hommes malheureux qu’un souffle allait courber… » puis, en vis-à-vis, avec « La Sortie de l’ombre » le Chaos refuse de reprendre le monde et Dieu consent qu’il revive. Le Livre Premier porte ensuite pour titre Le Glaive et met en scène Nemrod, ce géant qui ayant conquis la terre part à la conquête du ciel : « Il s’en retourna seul au désert, et cet homme, ce chasseur, c’est ainsi que la terre le nomme, avait un projet sombre. »  Dans Hors de la Terre II la plume de Satan devient un ange-femme appelée par Dieu, Liberté : « Cette plume avait-elle une âme ? Qui le sait ? » Le Livre Deuxième intitulé Le Gibet fait le récit de la crucifixion : « En ce temps-là, le monde était dans la terreur ; Caïphe était grand-prêtre et Tibère empereur… » Hors de la Terre III met en scène Satan proclamant son amour de Dieu en même temps que son impuissance et son envie de vengeance. Trois chants l’interrompent : « Chanson des oiseaux », « Chant de l’infini » et « Hymne des anges ». « Lumière ! fiancée de tout esprit, soleil ! feu de toute pensée, vie ! où donc êtes-vous ? » L’œuvre se termine avec L’Ange Liberté qui, descendant dans le gouffre affronte Satan et dans cette lutte du bien avec le mal, cherchant à remonter sur terre pour sauver les hommes, « L’ange entendit ce mot ; Va ! »

Métaphore de la liberté, l’œuvre est épique et métaphysique, son adaptation n’est pas une mince affaire. La proposition de Christine Guênon est superbement agencée. Narratrice, elle incarne l’auteur comme elle incarne le mal et le bien, Satan et l’Ange-Liberté, du fond de son gouffre/fauteuil avec une grande puissance évocatrice. Sa parole habitée jaillit du fond du Salon Rouge sous le regard de Victor Hugo, façonné par le sculpteur David d’Angers. C’est une belle proposition théâtrale et littéraire qui trouve sa juste place dans le lieu emblématique de l’écrivain, sa Maison.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2022

Du 14 janvier 2022 au 4 février 2022 à 19h30, Maison Victor Hugo, 6 Place des Vosges, 75004 – métro : Bastille, Saint-Paul – site : www.musee-hugo.paris.fr – tél. : 01 42 72 10 16

Salon du livre des Balkans

10ème édition ! Vendredi 11 et jeudi 12 février 2022, 65 rue des Grands Moulins. 75013. Paris – Pôle des Langues et Civilisations, à l’INALCO/BULAC (Entrée libre).

VENDREDI 11 FĒVRIER  2022                                                                                

16h –  Ouverture du Salon Inauguration de l’Exposition
 “Dix éditions du Salon au travers de ses affiches et des photographies” 

16h30 – Les invités de nos Coups d’Cœur,  autour de Trois Villes/Trois Époques – Ylljet Aliçka pour “Métamorphose d’une capitale” éditions L’Esprit Du Temps – Ivan Nilsen  pour “Les carnets de Salonique” éditions Marie Barbier  – Sedef Ecer pour “Trésor national”  éditions JC Lattès – Échange animé par Ornela Thodoroshi

17h30Projection du film lauréat 2021 dans la catégorie documentaire “Do you go out ?”  de Ines Jokos  (Croatie, sous-titre anglais) en partenariat avec le festival SEE à Paris

18h – La littérature croate contemporaine Carte blanche à Chloé Billon traductrice du croate au travers des ouvrages de Dubravka Ugresic, Bekim Sejranovic, Olja Savicevic et Robert Perisic.
Dialogue avec Marie Vrinat-Nikolov, enseignante à l’Inalco

19h – Table ronde “De l’Histoire à la fiction” avec :
Timothée Demeillers pour “Demain la brume” éditions Asphalte 
Jeton Neziraj pour “Vol au-dessus du théâtre du Kosovo” “Spectacle pour 4 acteurs”
éditions Espace d’un Instant
Florina Illis pour “Le livre des nombres” éditions Syrtes 
Nedim Gursel pour “Balcon sur la Méditerranée, cet hiver à Sarajevo” éditions Le Seuil.
Échanges modérés par Bernard Lory historien et enseignant à l’Inalco

21h – Photographies d’Adrien Selbert  “Les Bords réels” , Présentation du livre et projection de l’ouvrage consacré à la Bosnie, éditions Bec en l’air – Entretien animé par Pascal Hamon fondateur du Salon

 

SAMEDI 12 FĒVRIER 2022

10h – Ouverture du Salon

11h Comment parler de l’actualité littéraire balkanique ? Avec Jean Paul Champseix,  Timur Muhidine, Nicolas Trifon. Échange animé par Evelyne Noygues

13h – Rencontre avec les élèves de l’école de langue bulgare “Cyrille et Méthode”, avec l’école de langue turque “De la Seine au Bosphore” et avec l’école grecque de Chatenay-Malabry autour des Fables et notamment celles d’Esope, de La Fontaine et de Stojan Mihajlovski (Bulgarie)

15h – Conférence  Débat  “La liberté de la presse dans les Balkans”  avec les directeurs des sept éditions internationales du Monde Diplomatique présents dans les Balkans : Kosovo, Albanie, Bulgarie, Grèce,  Macédoine du Nord, Serbie, Turquie. Présenté par Anne Cécile Robert directrice des éditions internationales du Monde Diplomatique

16h30 – Table Ronde “Importance et fragilité des communautés juives dans les Balkans modérateur Jean-Claude Kuperminc directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite   universelle. Avec  la participation de :
. Odette Varon -Vassard pour “Des sépharades aux juifs grecs” éditions Le Manuscrit
. Nadège Ragaru pour “Et les juifs bulgares furent sauvés, une histoire des savoirs sur  la Shoah
en Bulgarie “
 éditions Presses de Sciences-Po
. Moïse Abinun ” Les lumières de Sarajevo” éditions Lior  présenté par François Azar et Gazmen Toska, représentant du musée juif de Berat en Albanie

18h – séance de dédicaces

18h30 – Le Salon du Livre des Balkans fête ses 10 éditions ! Intervention musicale
de Gulay Hacer Toruk et ses musiciens

21h     clôture du Salon

Pôle des Langues et CivilisationsINALCO/BULAC –  65 rue des Grands Moulins Paris 75013 – RER : C – Métro : ligne 14 – Bus : 276283 – Tram : T3A. Stations : Patay – Tolbiac ; Bibliothèque Rue Mann ; Bibliothèque Chevaleret ; Bibliothèque François Mitterrand ; Maryse Bastié ; Porte d’Ivry.

Entrée Libre dans le respect des règles sanitaires en vigueur  –  (Retransmission vidéo des débats)

Monaco – Alexandrie. Le grand détour – Villes-mondes et surréalisme cosmopolite

Ouvrage publié avec les éditions Zamân Books, sous la direction de Morad Montazami, responsable d’édition Madeleine de Colnet, à l’occasion de l’exposition éponyme présentée au Nouveau Musée National de Monaco/ Villa Sauber.

Historien de l’art, éditeur et commissaire d’exposition, Morad Montazami accompagné de Madeleine de Colnet, directrice de projets artistiques et culturels et de Francesca Rondinelli, conseillère scientifique, signent le commissariat de l’exposition Monaco-Alexandrie. Le grand détourVilles-mondes et surréalisme cosmopolite, présentée à Monaco depuis le 17 décembre. Ils éditent un riche ouvrage en bilingue français/anglais prolongeant l’exposition et préfacé par la Princesse de Hanovre dans lequel se croise la parole d’écrivains, poètes, peintres et philosophes émaillée de photographies d’archives. « Ce livre fonctionne comme un guide de voyage entre deux grands carrefours méditerranéens, Monaco et Alexandrie » écrit Björn Dahlström, directeur du Nouveau Musée, villa Sauber.

« Mais si Monaco et Alexandrie se regardent, c’est bien plus dans des eaux miroirs que dans des eaux étrangères » annonce Morad Montazami. L’ouvrage, comme l’exposition, met en exergue les parcours artistiques et interactions des écrivains et plasticiens allant de Monaco et du sud de la France, à l’Italie et à l’Égypte ; ceux qui ont contribué à l’avancée de l’art moderne ; ceux qui s’arrêtèrent à Monaco comme Léonor Fini, André Pieyre de Mandiargues, Stanislao Lepri, Constantin Jelenski et leurs liens avec les surréalistes égyptiens dont les figures-phares sont Georges Henein, journaliste, écrivain et poète et Ramsès Younan, peintre, intellectuel, écrivain et traducteur, auteur du célèbre tableau Tropique du cancer, réalisé en 1945.

Monaco-Alexandrie. Le grand détour nous plonge au cœur de la scène artistique alexandrine d’hier et d’aujourd’hui. On y trouve la référence aux grands artistes égyptiens reconnus dès le début du XXème, comme le sculpteur Mahmoud Mokhtar, représentatif de la Nation, dont la sculpture Le Réveil de l’Égypte (Nahdat Misr, 1920) fut inaugurée dans sa version monumentale par le roi Fouad 1er, en 1928. Dix ans plus tard, un collectif de trente-huit intellectuels et artistes égyptiens et non-égyptiens se reconnaissant dans le mouvement du surréalisme, avait fondé au Caire le 22 décembre 1938 le groupe Art et Liberté, autour du critique d’art Georges Henein, ardent défenseur de la liberté de l’idée, des récits de rêve et de l’écriture automatique, en lien avec André Breton. Ce dernier écrivait à Henein : « Le démon de la perversité, tel qu’il daigne m’apparaître, m’a bien l’air d’avoir une aile ici, l’autre en Égypte. » Georges Henein sera contraint à l’exil en 1962 en raison de ses positions politiques et de son opposition à Nasser. Autre figure-phare du groupe, le peintre, écrivain et traducteur Ramsès Younan (1913-1966) qui crée avec Georges Henein la revue La Part du sable pour le groupe surréaliste égyptien, publie les traductions en arabe de Camus, Kafka et Rimbaud. Installé à Paris entre 1946 et 1956, il présente sa première exposition personnelle à la Galerie du Dragon. À cette occasion, un dialogue avec Georges Henein sur l’automatisme est publié sous le titre Notes sur une ascèse hystérique. Le groupe Art et Liberté rédige un Manifeste intitulé Vive l’Art dégénéré en réponse aux idéologies fascistes du IIIème Reich qualifiant l’avant-garde d’art dégénéré. Son objectif, à la veille de la seconde guerre mondiale, est de démontrer son engagement au plan international en dénonçant la violence de la société et en luttant contre le colonialisme, le fascisme et la montée des nationalismes, (cf. notre article du 20 janvier 2017 sur l’exposition Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Égypte – 1938/1948 qui s’est tenue au Centre Georges Pompidou).

Plusieurs chefs de file artistique ont marqué de leur empreinte le développement de l’art moderne en Égypte : Mahmoud Saïd, figure emblématique d’Alexandrie, fils du Premier Ministre de l’Égypte sous protectorat britannique, a évolué dans le cosmopolitisme de la ville avec ses communautés grecque, française, italienne, arménienne, syrienne et libanaise. Portée par l’influence de la Méditerranée, son inspiration puise dans cette créativité internationale et l’identité hybride de la ville, dans la représentation de la femme ; Mohamed Naghi – dont l’une des célèbres toiles, L’École d’Alexandrie, sera détruite lors de l’incendie du Gouvernorat de la ville, en 2011 – frère de la talentueuse artiste peintre Effat Naguy, a réuni des artistes et des écrivains au sein de l’Atelier d’Alexandrie qu’il a créé, en 1935. Plus tard, en avril 1945, l’écrivain français Etiemble y créera la revue Valeurs rassemblant des auteurs de tous horizons, Taha Hussein alors recteur de l’Université d’Alexandrie soutiendra l’initiative ; autre institution qui inscrit la ville au répertoire de l’art international, la Biennale d’Alexandrie des Pays de la Méditerranée qui sera inaugurée le 22 juillet 1955 par Nasser au Musée des Beaux-Arts d’Alexandrie ; Mohamed Naghi se lie d’amitié entre autres avec André Lhote, peintre, graveur, illustrateur et théoricien français de l’art qui s’est rendu plusieurs fois en Égypte et y a puisé son inspiration. De son côté, Mohamed Mahmoud Khalil, mécène et collectionneur d’art s’est engagé pour les arts en rassemblant une des plus importantes collections d’art français hors de la France, avec plus de trois cents peintures et quatre-vingts sculptures. À sa mort, en 1953,  elle sera léguée à l’État et sa villa, au Caire, transformée en un musée national ; Autre mécène et amoureux des arts, Aldo Ambron dont la célèbre villa – rasée en 2017 – avait hébergé Lawrence Durrell qui y écrivit son célèbre Quatuor d’Alexandrie mettant en scène l’intelligentsia alexandrine, ou encore Gustave Aghion, banquier et collectionneur notamment des premières œuvres du Fauvisme dont le chef de file fut André Derain, et qui fit construire par les célèbres architectes français Auguste et Gustave Perret son hôtel particulier, la Villa Aghion, également détruite, en 2016.

De 1936 à 1952, sous Farouk Ier, Alexandrie a connu un fort développement touristique en même temps que culturel notamment dans le domaine du cinéma, avec la création de salles et l’action du grand réalisateur Youssef Chahine à compter de 1950. Plus tard, Chahine tournera Alexandrie pourquoi (1978), Alexandrie, encore et toujours (1989), Alexandrie-New-York (2004). En 1937, le Pavillon égyptien, à Paris, marque la première participation de l’Égypte à une exposition internationale d’arts et techniques appliquées juste après l’indépendance signée avec les Britanniques : L’Égypte, mère des arts et des techniques appliquées. Une sélection d’œuvres de l’art moderne égyptien y est présentée en même temps que des objets de l’Égypte antique. Mohamed Naghi y réalise une grande peinture murale, Les Larmes d’Isis, Mahmoud Saïd y expose son chef-d’œuvre, La Ville. En 1947 les artistes Fouad Kamel et Ramsès Younan sont invités à participer à l’exposition sur Le Surréalisme organisée par la Galerie Maeght à Paris, Georges Henein y publie un texte dans le catalogue, intitulé Séance tenante.

De nombreuses personnalités artistiques hantent Alexandrie, entre autres le poète grec Constantin Cavafy dont l’œuvre a alors surtout circulé dans les revues. Il est né à Alexandrie et avait acquis une certaine notoriété dans la communauté grecque de la ville et les cercles littéraires alexandrins – il a notamment côtoyé Edward Morgan Forster, romancier, nouvelliste et essayiste anglais tombé sous le charme de la ville et auteur lui-même d’une Alexandrie, promenade à travers la ville publiée en 1922 – « Tu ne trouveras pas d’autres terres, tu ne trouveras pas d’autres mers. La ville te suivra. Tu hanteras les mêmes rues. Dans les mêmes quartiers tu vieilliras et dans les mêmes maisons tu te faneras. Tu arriveras toujours dans cette ville… » écrivait Cavafy.

Autres personnalités artistiques alexandrines auxquelles fait référence l’ouvrage : l’artiste Samir Rafi et sa rencontre avec Le Corbusier ; la danseuse, peintre et écrivaine française Valentine de Saint-Point qui fait de l’Égypte où elle arrive en 1924  sa seconde patrie et écrit un Manifeste de la femme futuriste ; Filipo Tommaso Marinetti, fondateur du futurisme, né à Alexandrie, et Nelson Morpurgo qui, avec d’autres, signe le Manifeste Nous les futuristes italiens (Noi Futuristi italiani) ; les peintres Mayo et Ungaretti qui travaillent entre l’Égypte, la France et l’Italie ; Bona Tibertelli de Tisis, épouse Mandiargues à partir de 1950 et ses collages de tissus ; Leonor Fini artiste peintre surréaliste, graveuse, lithographe, décoratrice de théâtre et écrivaine d’origine italienne née à Buenos Aires qui, en 1940, vit à Monaco ainsi qu’André Pieyre de Mandiargues, écrivain surréaliste qu’elle a connu à Paris et Stanislao Lepri, consul d’Italie et peintre, qu’elle épousera. Les trois se fréquentent assidûment. Elle, peint principalement des portraits d’amis artistes et intellectuels et s’intéressant particulièrement à l’érotisme et au sado masochisme, illustrera l’œuvre du Marquis de Sade. Elle s’installe à Rome en 1943 avec Stanislao Lepri mais restera toujours en lien avec Mandiargues. Autre personnalité, écrivaine née dans une riche famille juive séfarade et cosmopolite faisant partie de la colonie britannique installée au Caire depuis plusieurs générations, Joyce Mansour s’installe en France en 1954, participe aux activités des surréalistes, rencontre André Breton et de nombreux artistes comme Pierre Alechinsky, Matta, Wilfredo Lam, Henri Michaux et André Pieyre de Mandiargues dont certains illustreront ses écrits.

Monaco-Alexandrie. Le grand détour fait référence à nombre d’artistes qui ont marqué ces villes de leur empreinte et ont participé à cette ferveur moderniste de l’entre-deux-guerres, la richesse des contributions le montre. L’ouvrage transmet une mine d’informations, il est abondamment illustré de reproductions sépia montrant dessins, affiches, gravures et photos, et d’un cahier d’une cinquantaine de tableaux aux tirages en couleurs de très belle qualité. Les deux villes, Monaco et Alexandrie, évoquent, chacune à leur manière, un monde magique et utopique, métaphysique et esthétique participant, par la recherche et l’engagement d’artistes de différentes disciplines et sensibilités, à l’avènement de l’art moderne.

Brigitte Rémer, le 22 janvier 2022.

Cet ouvrage est publié par le Nouveau Musée National de Monaco et Zamân Books & Curating, à l’occasion de l’exposition Monaco Alexandrie, le grand détour – Édition bilingue (français / anglais, 352 pages, 35.00 € – Auteurs de la publication : Cléa Daridan, Amina Diab, Arthur Debsi, Mehri Khalil, Marc Kober, Morad Montazami, Francesca Rondinelli.

Légende – Affiche du film de Youssef Chahine, Alexandrie pourquoi ? 1979 – Plage de Stanley Bay, Alexandrie, années 1930, collection David Thomas, archives Bibliotheca Alexandrina – Nabil Boutros, Santa Lucia, Alexandrie, octobre 1997 (Alexandrie revisitée, 1997/2004). Photographie argentique, archives Nabil Boutros, (p.64/65)

L’exposition se tient du 17 décembre 2021 au 2 mai 2022, au Nouveau Musée National de Monaco, Villa Sauber, 17 avenue Princesse Grace – Tous les jours de 10h à 18h, sauf les 25 décembre, 1er janvier et 1er mai – entrée gratuite le mardi de 12h30 à 14h pour Midi au Musée et tous les dimanches – tél. : +377 98.98.91.26 – site : www.nmnm.mc. Des trois cents œuvres présentées – tableaux, photos, sculptures, objets, textes et vidéos, une cinquantaine sont issues des collections du NMNM aux côtés d’autres collections monégasques (Palais Princier, Institut audiovisuel de Monaco, Musée d’anthropologie préhistorique, Musée océanographique de Monaco…) et de prêts exceptionnels provenant de collections égyptiennes publiques et privées. »

Nouvelle histoire de la danse en Occident

© Éditions du Seuil

De la préhistoire à nos jours. Sous la direction de Laura Cappelle – Avant-propos de William Forsythe – Éditions du Seuil – Avec le concours du Centre National de la Danse.

Plus de vingt-cinq contributeurs internationaux, historiens, experts issus des sciences sociales, de de la danse et du théâtre sont réunis autour de Laura Cappelle, sociologue et journaliste, pour apporter leur vision de spécialistes de la danse à cette « Nouvelle histoire de la danse en Occident ». Ils font le point des connaissances, qu’ils analysent, chacun selon son champ de recherche, rendent compte de la complexité de ce « langage non verbal qu’est la danse » et de la porosité d’un art qui se développe bien au-delà des frontières de l’Occident, des États-Unis et de la Russie dont traite principalement l’ouvrage.

Quatre parties fondent ce parcours qui va « De la préhistoire à nos jours », sous-titre de la recherche : la première, intitulée Danse sacrée, Danse profane, de la Préhistoire au Moyen-Âge interroge les apports de l’archéologue et de l’anthropologue sur la représentation de figures dansantes, plus de quarante mille ans avant notre ère. Yosef Garfinkel, professeur en archéologie, observe, par les gravures, les rites de passage où « la danse sort de la séduction individuelle pour être pratiquée à un niveau collectif », où la pratique de danses sociales – danses en cercle, en ligne et de couple – est visible, où la danse humaine apparaît sous forme de transe, enseignée par le chaman et « permet d’établir un contact direct avec le surnaturel. » Ce premier chapitre entraîne ensuite le lecteur En Grèce, une culture citoyenne de la danse au pays de Platon, qui déclare : « Ce qui est beau élève l’âme. » On y trouve l’évocation des danses guerrières et pacifiques et celles pratiquées lors des fêtes religieuses ; le rappel des grands dramaturges comme Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane dont une grande partie des œuvres incluait la danse, avec son caractère mimétique qui, peu à peu, évolue vers la pantomime ; les danses apollinienne et dionysiaque « distinction esthétique réalisée par Nietzsche » liées au culte d’Apollon et de Dionysos cohabitant à Delphes, figures centrales dans la danse grecque. « Les sources laissent entrevoir la place importante que pouvait avoir la danse dans l’apprentissage comme dans l’expression de la citoyenneté » conclut Marie-Hélène Delavaud-Roux, spécialiste en histoire ancienne. Rome, entre passion et condamnation, Rome dont les sources sont plus rares et dont le seul Traité sur la danse, datant du 1er siècle avant JC. a disparu, montre l’intérêt de l’ensemble de la classe sociale romaine pour la danse, malgré certains clivages. Marie-Hélène Garelli, professeure en langue et littérature latines montre la manière dont la danse participe de la construction de l’image du citoyen sous Philippe Auguste, par les danses guerrières pratiquées par les soldats, les rituels de certaines confréries religieuses et l’invention par Pylade de la pantomime, véritable innovation esthétique. On ne retrouve pas de chœurs écrits dans les textes dramatiques latins.

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L’auteur du dernier volet de cette première partie, Adrien Belgrano, doctorant en histoire médiévale et agrégé d’histoire, rappelle par son article, De l’ordre cosmique au rituel diabolique : l’église et la danse au Moyen-Âge, que lors du haut Moyen-Âge (Vème au XIème siècle) les chrétiens dansaient dans et même hors du cadre liturgique et que les premiers conciles n’ont pas interdit, mais régulé, les pratiques. La censure est venue avec le concile de 692 interdisant une série de danses assimilées à des pratiques païennes. A partir du XIIème siècle, la danse est devenue loisir aristocratique au même titre que le tournoi et la chasse. Aux XIVème et XVème siècle elle est manifestation allégorique, pour exemple la danse macabre. Cette période, par la liturgie chrétienne, garde une méfiance par rapport au corps, source de péché.

La seconde partie de ce puissant ouvrage sur la «Nouvelle histoire de la danse en Occident » s’intitule « Vers l’épanouissement de la danse scénique. De la Renaissance au XIXe siècle. » Marina Nordera, danseuse et historienne de la danse parle de La naissance du Ballet, un phénomène culturel européen. La définition du mot « ballet » issu de l’italien, se réfère au bal et aux formes chorégraphiques qu’on y exécute. Le ballet de cour à la fin du XVème siècle, le ballet à la Cour de France où le souverain occupe la place centrale, les diverses formes chorégraphiques qui alternent comme danses de couple, figures dessinées sur scène, marches rythmées ou formes processionnelles. Au XVème et XVIIème siècle, la circulation des artistes en Europe, puis des maîtres à danser dans les maisons nobles se met en place.

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Les XVIIème et XVIIIème siècles, A la recherche de corps éloquents sont traités par Marie Glon, chercheuse sur l’histoire et l’actualité de la danse. Elle indique que « Danser est considéré comme une activité où s’exerce l’éloquence » et que cela façonne « un art de se comporter et de se mouvoir dans toutes les situations de la vie. » C’est en 1700 qu’apparaît le mot chorégraphie et le maître de danse tient la même place que le musicien ou le ménétrier. Si les danses à deux restent emblématiques de l’époque, les danses collectives comme courante, menuet, contredanse etc. se développent aussi. Dans Le corps en révolution l’historienne Elizabeth Claire évoque l’enthousiasme républicain, après la Révolution, et une nouvelle culture de loisirs nocturnes qui envahit Paris, dont la danse de société, la danse en couple (la valse, entre autres), le retour des bals publics à compter de 1800. On parle de « dansomanie » et de fraternité retrouvée. L’avènement du ballet romantique, présenté par Sylvie Jacq-Mioche, docteure en esthétique et historienne du ballet montre Paris comme pivot européen du monde chorégraphique, évoque l’influence des théâtres de boulevard sur l’évolution du ballet et le rôle de l’Opéra de Paris. Pour la première fois, en 1827, Marie Taglioni y apporte la technique des pointes ce nouvel idéal esthétique, elle y danse La Sylphide, ballet phare et Giselle, dans le plus pur romantisme. Erik Aschengreen, docteur en lettres, professeur émérite en histoire et esthétique de la danse à Copenhague présente August Bournonville, un romantisme danois. Il est une importante figure de la danse danoise, très critique à l’égard du ballet français, promoteur d’un style bien particulier basé sur la joie de vivre et la grâce, et il possède un répertoire personnel d’une grande ampleur.

Dans cette traversée du temps, on arrive à la seconde moitié du XIXème siècle jusqu’à Marius Petipa, une carrière qui façonne le Ballet Impérial Russe. Sergey Konaev, chercheur principal en danse à l’Institut national des Arts de Moscou en trace le parcours. Chorégraphe français, parti à Saint-Pétersbourg en 1847, Petipa y fait une éblouissante carrière, non sans embûches, tout en partant conquérir les capitales européennes avec son épouse, Maria Sourovchtchikova-Petipa. Soutenu par le directeur des Théâtres impériaux, Ivan Vsevolozhsky, c’est aussi le moment où il travaille sur les pièces des plus importants compositeurs de l’époque, Tchaïkovski entre autres, dont il chorégraphie La Belle au bois dormant, Le Lac des cygnes et Casse-Noisette ; il crée également la chorégraphie de Raymonda, de Glazounov, et obtient la nationalité russe en 1894. Le Miroir magique, créé en 1903 sur une musique d’Arseni Korerchtchenko d’après un poème de Pouchkine, sera son dernier ballet, il meurt quelques années plus tard. Le chorégraphe laisse de nombreuses archives, les siennes propres et les notations chorégraphiques de ses œuvres réalisées par d’autres, notamment celles de Vladimir Stepanov, danseur du corps de ballet à Saint-Pétersbourg, qui a inventé un système de notation de la danse. En écho à cet article, Alastair Macaulay, critique de danse et spécialiste américain des arts de la scène, développe le style chorégraphique de Marius Petipa en livrant le fruit de ses recherches avec Retrouver le classicisme de Petipa, qualifiant le chorégraphe de « maître joaillier » et soulignant son influence sur les générations de chorégraphes qui suivent. Danseuse et chorégraphe, professeure à l’Université Paris VIII, Hélène Marquié revient En France à la fin du XIXème siècle, effervescence et expérimentations, mettant l’accent sur la remise en question de l’historiographie au regard des récits sur la danse de cette époque : décadence du ballet français autour de l’Opéra de Paris en même temps que nouvelles voies tracées par les Ballets Russes de Serge Diaghilev et formes modernes apportées par Isadora Duncan. Des assouplissements législatifs envers les institutions théâtrales, entre 1860 et 1870, leur permettent l’utilisation de décors et costumes et la présentation de spectacles de différentes natures. Ainsi la danse va-t-elle prendre possession des théâtres, des cafés-concerts et des music-halls. Mariquita par exemple, célèbre maitresse de ballet de la Belle-Époque se produira aux Bouffes-Parisiens, puis au Théâtre de la Porte Saint-Martin et aux Folies-Bergère. La vitalité vient, pour une bonne part, des milieux populaires, les exotismes de tous bords s’apprécient, les femmes s’inscrivent comme leaders et premières féministes sans le savoir, elles sont à la pointe de ces mouvements rénovateurs.

La troisième partie de l’ouvrage mène le lecteur au XXème siècle face à la modernité. Adeline Chevrier-Boisseau, maîtresse de conférences en études américaines et en études de danse à l’Université Clermont-Auvergne observe A l’aube de la modernité : Loïe Fuller, Isadora Duncan et souligne l’importance des échanges transatlantiques. Pourtant, le climat puritain américain de la fin du XIXème participe de la dévaluation des femmes, a fortiori des femmes artistes, jusqu’à ce qu’elles se rebellent, faisant émerger une féminité nouvelle. Un nouveau rapport au corps voit le jour, selon les travaux de François Delsarte ; le musicien Emile Jacques-Dalcroze élabore une méthode d’apprentissage qui a d’importantes répercussions sur les innovations chorégraphiques. C’est dans ce contexte que Loïe Fuller, élevée dans une banlieue de Chicago, arrivant en France en 1892 sans formation en danse, construit sa danse serpentine. Elle s’investit dans tous les aspects techniques de ses chorégraphies, crée un style chorégraphique subversif qui peut être considéré aujourd’hui comme queer. Née à San Francisco et formée à la danse, l’idéaliste Isadora Duncan quant à elle participe de la libération du corps, développe une danse intuitive, cherche la pureté du mouvement et met en place une autre philosophie de l’enseignement. Viennent ensuite Les Ballets Russes, un creuset artistique racontés par Sarah Woodcock, spécialiste de la danse, ancienne responsable des collections de photographies et de costumes au Victoria and Albert Museum de Londres. Première compagnie commerciale indépendante créée en 1907 par Serge de Diaghilev, ni compositeur ni chorégraphe, les Ballets Russes se développent sous la supervision de leur fondateur éclairé, doué pour déceler les talents et positionner la troupe à l’avant-garde chorégraphique. Michel Fokine, premier danseur et maître de ballet au Ballet Impérial de Saint-Pétersbourg rallie la compagnie et tient une place importante dans son évolution. Anna Pavlova incarne la ballerine par excellence et crée la mythique Mort du cygne en 1905. En 1909, les Ballets Russes sont à Paris présentant quatre ballets en un acte de Fokine, le succès est immédiat. Vaslav Nijinski fait partie de la tournée qui, au-delà de la France, sera aussi européenne. Renvoyé des Théâtres impériaux en 1911, le danseur sera intégré aux Ballets Russes, jusqu’à ce que la schizophrénie le rattrape, en 1916 et qu’il soit interné. Sa sœur, Bronislava Nijinska, sera l’une des premières femmes à obtenir une reconnaissance en tant que chorégraphe. Léonide Massine, soliste charismatique, succède à Nijinski. Pendant la première guerre mondiale les Ballets Russes sont dispersés un peu partout dans le monde, Diaghilev vit en Suisse, la Révolution d’octobre 1917 l’ayant définitivement coupé de son pays. En 1924, Georges Balanchine intègre la troupe. A la mort de Diaghilev, en 1929, les dettes s’étant accumulées, les Ballets Russes se dispersent. De nouvelles compagnies se formeront et feront vivre les chorégraphies de Fokine, Nijinski et Massine.

D’un pays à l’autre, Laure Guilbert, enseignante en histoire et en théorie des arts du spectacle dans plusieurs universités de France et d’Allemagne, chercheuse indépendante, mène ensuite le lecteur sur les chemins De l’expressionnisme allemand au Tanztheater à partir d’une sorte d’âge d’or artistique de la Mitteleuropa, entre les deux guerres. La danse a acquis ses lettres de noblesse comme art, la place du corps est devenue centrale, son expressivité se décline dans différentes directions comme la gymnastique rythmique, la kinésphère etc. De nombreuses personnalités participent de ces initiatives et recherches artistiques, chacune dans sa discipline : Adolphe Appia pour la scénographie, Rudolf Steiner dans la réflexion anthropologique autour de l’eurythmie, le groupe Cavalier bleu en peinture, le dessinateur et danseur hongrois, Rudolf von Laban qui crée un nouveau système d’écriture de la danse. Mary Wigman développe l’improvisation et la composition et s’intéresse aux arts extra-européens. De nombreuses écoles privées s’ouvrent notamment à Berlin et la danse se professionnalise. Cette euphorie artistique se suspend avec le krach financier de 1929 puis, quatre ans plus tard, avec la prise de pouvoir d’Hitler. Le milieu chorégraphique se disperse dès 1933. En 1945 la reprise sera difficile, d’autant avec la construction du rideau de fer qui sépare les artistes des deux Allemagne. Mary Wigman crée Le Sacre du Printemps en 1957, à Berlin Ouest où elle est installée. Un nouveau code artistique émerge avec « l’esthétique de l’incorrect » du Tanztheater, concept de danse-théâtre conçu dès 1928 par Kurt Joos, danseur, chorégraphe et célèbre pédagogue dont Pina Bausch fut l’élève. Marcia B. Siegel, enseignante et critique de danse aux États-Unis, auteure de nombreux ouvrages sur la danse plonge ensuite le lecteur dans Une série d’avant-gardes : la danse moderne et postmoderne américaine. Elle présente la danse expérimentale aux États-Unis, la fin de la modern dance et l’émergence de la post-modern dance, qui perd ensuite son trait d’union et devient la postmodern dance, forme qui, au point de départ, a peu d’appuis institutionnels. La liste est longue des danseuses/danseurs et chorégraphes cité(e)s par la contributrice, qui laissent leur empreinte au cours de ces années-là : Martha Graham, Merce Cunningham, José Limón, Alwin Nikolaïs, Alvin Ailey, Paul Taylor et tant d’autres. Certaines étaient venues plus avant dans le temps, comme Isadora Duncan (1877/1927) ou Ruth Saint-Denis (1879/1968) qui en avaient tracé les prémices par leurs propres recherches. D’autres viennent plus tard, au cours des années 1970 notamment le Judson Dance Theater avec Rainer, Steve Paxton et David Gordon, puis Trisha Brown, Lucinda Childs, Meredith Monk, suivis de Jerome Robbins et Twyla Tharp qui font la synthèse chorégraphique entre les techniques classique et moderne. « À la fin des années 2000, déjà, la modern dance est en pratique devenue un genre hybride, sans désignation claire » conclut la contributrice.

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Du bal à l’écran : la danse à l’âge des médias de masse, l’article signé de Aude Thuries, docteure en danse de l’Université de Lille et enseignante en culture chorégraphique passe en revue différentes formes dansées et évoque leur diffusion à l’écran, notamment à la télévision : les productions de Broadway et l’âge d’or du musical hollywoodien, la musique et la danse afro-américaine, la modern jazz, les comédies musicales égyptiennes de la première partie du XXème siècle qui font la part belle à la danse, l’industrie cinématographique indienne qui séduit avec Bollywood, le voguing qui s’est essentiellement développé dans les années 1970 dans la communauté gay afro-américaine, les films de danse à partir des années 1980. Un grand chapitre intitulé Extension du domaine du ballet : les ambitions néoclassiques, rassemble cinq contributions : Georges Balanchine ou l’académisme renouvelé par Tim Scholl, chercheur spécialiste de la danse russe et américaine, qui présente l’esthétique de Balanchine et du New-York City Ballet. Ce même auteur signe aussi l’article sur Le ballet soviétique : retour vers le futur où l’on refait le parcours, à compter du début du XXème siècle. Geraldine Morris, ancienne danseuse du Royal Ballet, aujourd’hui chercheuse en danse, présente un article intitulé Au Royaume-Uni et en Allemagne, une nouvelle lignée chorégraphique, dessinant le profil de deux chorégraphes anglaises issues des Ballets Russes et fondatrices de deux importantes compagnies :  Ninette de Valois pour le Royal Ballet et Marie Rambert pour le Ballet Club devenu le Ballet Rambert. Parlant ensuite des « influences britanniques en Allemagne de l’Ouest » elle évoque entre autres le parcours et l’influence de John Cranko, danseur et chorégraphe né en Afrique du Sud qui, après avoir intégré le Royal Ballet de 1947 à 1957 avait rallié le Ballet de Stuttgart et l’avait profondément transformé. Florence Poudru, historienne, professeure au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, traite Le néoclassicisme en France, de l’évocation au corps à corps, et observe les trois décennies qui suivent la Libération, avec les jeunes danseurs chorégraphes qui développent leurs projets artistiques en dehors des théâtres subventionnés, comme Jeanine Charrat, Roland Petit, Ludmilla Tcherina, Maurice Béjart etc. Gerald Siegmund, professeur en études théâtrales à la Justus-Liebig Universität, Giessen, en Allemagne, parle de Deux novateurs de la fin du XXème siècle : Jiří Kylián et William Forsythe, du style néoclassique singulier du premier, directeur pendant trente ans du Nederlands Dans Theater ; du second, William Forsythe, engagé par le Ballet de Stuttgart en 1973 avant de diriger de 1984 à 2004 le Ballet de Francfort, puis de travailler en indépendant avec The Forsythe Company. Actuellement chorégraphe associé au ballet de l’Opéra de Paris, il poursuit sa recherche de théâtralité par l’introduction des arts visuels dans ses créations et le processus de déconstruction du ballet classique, même s’il garde une approche néoclassique. Pauline Bolvineau, maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’Université catholique de l’Ouest conclut cette partie en s’interrogeant sur le concept d’Être « contemporain » en Europe, à partir du processus de libération du corps qui s’est mis en marche dans les années 1970.

La quatrième et dernière partie de cette Nouvelle histoire de la danse en Occident : Recompositions chorégraphiques. De la fin du XXème au début du XXIème siècle présente, avec Felicia Mc Carren, professeure d’études françaises à Tulane University (États-Unis), spécialiste de l’histoire culturelle de la danse, Le hip hop, de la rue à la scène. Né dans le Bronx, à New-York, le hip hop mêle aujourd’hui à son vocabulaire celui de la danse contemporaine. Il a acquis une légitimité sur les scènes et dans le milieu artistique avec son passage de statut d’amateur à celui de professionnel, à la fin des années 80. Aux États-Unis, Rennie Harris établit le lien entre culture populaire et théâtre, en France, Kader Attou et Mourad Merzouki, formés à la boxe, aux arts martiaux et à la gymnastique fondent, avec Lionel Frédoc et Eric Mezino,  Accrorap, en 1989 date à partir de laquelle ils sont reconnus et programmés dans le réseau des scènes nationales. Laura Cappelle, sociologue et journaliste, critique de danse pour le Financial Times et pour le New-York Times, qui a dirigé cet ouvrage, invite ensuite à une réflexion sur le fait d’Être classique au XXIème siècle, une identité paradoxale. Elle suit les transformations de la danse classique au début de ce siècle et l’organisation du secteur de la danse, en observant les troupes résidant dans les maisons d’opéra, les compagnies indépendantes et les coproductions obligées compte tenu de la baisse des subventions. Elle rend compte de la nouvelle répartition des rôles à la tête des institutions de la danse ; de la recherche d’équilibre entre femmes et hommes aux postes-clés ; d’une meilleure équité contre les discriminations raciales ; du répertoire international entre pièces de répertoire, nouvelles créations et recherches d’hybridation, du répertoire musical dans lequel puisent les chorégraphes. Federica Fratagnoli, enseignante-chercheuse en danse à l’Université Côte d’Azur et Sylviane Pagès, maîtresse de conférences en danse à l’Université Paris 8/laboratoire Musidanse, se penchent sur L’Orient décentré. Circulations de gestes et créations hybrides et observent plus particulièrement, dans le contexte de globalisation du début du XXIème siècle, la trajectoire des pratiques corporelles venant de l’Inde et du Japon, entre Kathak et Butô. Elles construisent, au fil des exotismes consommés par l’occident, puis de l’introduction du numérique et des nouvelles technologies, le concept positif d’hybridation.

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Patrick Germain-Thomas, docteur en sociologie, clôture l’ouvrage avec une réflexion sur Le contemporain : un questionnement pour la danse d’aujourd’hui. Partant du vocabulaire classique, de ses positions et mouvements, il interroge le nouveau rapport aux codes et aux règles et la construction de nouvelles esthétiques. Il  note une certaine émancipation due à la pratique de l’improvisation et observe le déplacement des frontières, physiques comme celles liées aux imaginaires : danse et théâtre (Pina Bausch, Maguy Marin, Alain Platel, Jan Fabre et Jan Lauwers), danse et performance (La Ribot et Jérôme Bel), danse contemporaine et traditions africaines (rencontre entre Mathilde Monnier, Seydou Boro et Salia Sanou ; démarche de José Montalvo et Dominique Hervieu) cirque et arts mêlés (Yoann Bourgeois) ; brouillage des limites entre le plateau et la salle, les artistes et le public (Boris Charmatz). L’article, donc l’ouvrage, se termine sur la question de la mémoire et de la difficulté de garder trace de ces processus d’hybridation sans références parfois aux vocabulaires existants. Le contributeur y répond de ces quelques mots, prenant appui sur l’anthropologue Marcel Mauss : « La notion de technique du corps, qui s’applique à la danse, n’a de sens qu’en relation à la mémoire et à des mécanismes de transmission. »

Cette Nouvelle histoire de la danse en Occident. De la préhistoire à nos jours est à la fois érudite et accessible, donc agréable à lire. De ce fait, l’ouvrage s’adresse à tous les lecteurs, artistes et professionnels oeuvrant dans le domaine de la danse, autant que le grand public. On y lit l’évolution du geste et du rapport au corps, la symbolique du mouvement, individuel ou collectif, sacré ou profane et le processus de développement de la danse à travers le temps, sans fragmentation. Laura Cappelle qui l’a élaboré et qui a rassemblé l’équipe de spécialistes internationaux, en a traduit de l’anglais de nombreux articles, le travail accompli est immense. William Forsythe, qui en signe l’avant-propos indique : « Il est essentiel de savoir d’où on vient et à partir d’où on crée. Ma compréhension de l’histoire de la danse informe tout ce que je fais en studio. »

Le livre, qui a obtenu le Prix de la critique pour le théâtre, la musique et la danse, est abondamment illustré, notamment par deux cahiers de photos en couleurs d’une quinzaine de pages chacun, mais aussi tout au long de la narration. Un index des noms propres permet aussi de se renseigner facilement sur tel ou tel artiste. Si le récit trace les lignes de la danse en Occident, il propose aussi de nombreuses incursions au cœur de sources géographiques plus lointaines dont il reconnaît l’empreinte ou l’influence. On peut le lire comme on lit un roman, dans sa continuité, on peut s’y renseigner sur une époque ou un style déterminé, c’est une mine d’informations, hiérarchisées et très documentées.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2021

Nouvelle histoire de la danse en Occident. De la préhistoire à nos jours. Sous la direction de Laura Cappelle. Avant-propos de William Forsythe (355 pages) – Éditions du Seuil, septembre 2020. Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la danse (31 euros).

La réalité n’existe pas

Jean-Claude Carrière © DRFP Odile Jacob

Jean-Claude Carrière s’est éteint à l’âge de 89 ans, le 8 février 2021.

Au carrefour de la littérature, du cinéma et du théâtre, Jean-Claude Carrière a creusé son sillon comme écrivain, scénariste et dramaturge. Il a écrit plus de quarante livres et participé à une soixantaine de films le plus souvent comme auteur du scénario, parfois comme coréalisateur. Il a fait de nombreuses adaptations pour le théâtre et collaboré avec les plus grands artistes du XXème siècle notamment Peter Brook, siècle qu’il admirait par ses inventions de nouvelles écritures que sont la radio, la télévision et le cinéma.

Né en 1931 à Colombières-sur-Orb dans l’Hérault, dans une famille paysanne, ses parents s’installent en région parisienne quand il a quatorze ans. Il y construit un brillant parcours d’apprentissage en Lettres et Histoire, du lycée Voltaire à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Jean-Claude Carrière se définit d’abord comme un conteur et, venant d’un petit coin de terre occitane, se prend de passion pour l’ouverture au monde et les cultures étrangères.

Sa curiosité et de belles rencontres ont façonné son chemin. Au cinéma avec Jacques Tati d’abord, par l’intermédiaire de l’éditeur Robert Laffont chez qui il vient de publier son premier roman, Lézard, en 1957. Avec lui il revient sur Les vacances de M. Hulot et Mon Oncle dont il observe avec fascination le montage. Pierre Étaix ensuite, avec qui il co-écrit et coréalise des courts métrages, puis écrit le scénario de plusieurs de ses longs métrages comme Le Soupirant, en 1963, Yoyo en 1965, Nous n’irons plus aux bois en 1966, Le Grand amour en 1969. Il aimait le côté artisan et bricoleur du réalisateur avec lequel il est resté lié. « Le scénario est une étape disait-il. Il est fait pour devenir un film. »

Sa rencontre avec Luis Buñuel, réalisateur surréaliste d’avant-garde, est fondamentale et le conduit sur le devant de la scène. « Bunuel m’a tout montré » reconnaissait-il. Pour lui, il écrit les scénarios de : Journal d’une femme de chambre en 1964 d’après Octave Mirbeau qui met Jeanne Moreau en vedette ; Belle de jour en 1967 d’après Josef Kessel avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli ; La Voie Lactée en 1969 avec Delphine Seyrig et Laurent Terzieff ; Le charme discret de la bourgeoisie en 1972 avec Fernando Rey, Bulle Ogier, Stéphane Audran, film qui obtient l’Oscar du meilleur film étranger, en 1973.

Jean-Claude Carrière travaille avec beaucoup d’autres réalisateurs comme Miloš Forman, Jacques Deray, Louis Malle, écrit le scénario du Retour de Martin Guerre avec le réalisateur, Daniel Vigne, film pour lequel ils reçoivent le César du meilleur scénario original ou adaptation en 1983, belle réussite aussi par la composition musicale de Michel Portal. Il est l’auteur du scénario pour Le Tambour en 1979, co-écrit avec le réalisateur Volker Schlöndorff et le scénariste Franz Seitz d’après le roman de Günter Grass, et pour Ulzhan, présenté à Cannes en 2007. Il adapte des œuvres littéraires comme Le Roi des Aulnes de Michel Tournier tourné par Schlöndorff en 1996, L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan Kundera réalisé par Philip Kaufman en 1988, Cyrano de Bergerac co-adapté avec Jean-Paul Rappeneau, le réalisateur, en 1990. Plus récemment il a contribué au scénario de Le Ruban blanc, magnifique film réalisé par Michael Haneke ; a écrit le scénario de Syngué sabour, Pierre de patience, réalisé par Atiq Rahimi en 2012. Il a aussi écrit le scénario de deux films de Philippe Garrel, L’Ombre des femmes réalisé en 2015 et Le Sel des larmes, en 2020 ainsi que le scénario de L’Homme fidèle de Louis Garrel, en 2018. Jean-Claude Carrière était président d’honneur de la manifestation Un réalisateur dans la ville qu’il avait créée en 2005 et qui se déroule chaque été à Nîmes et côté théâtre, présidait le Printemps des Comédiens qu’il avait fondé avec Michel Galabru, en 1987.

« On n’écrit pas au cinéma comme au théâtre », disait-il, et il a pourtant su brillamment faire les deux. A côté de son impressionnante carrière d’écriture cinématographique et télévisuelle, il a poursuivi celle de dramaturge et d’adaptateur de textes au théâtre, notamment avec André Darsacq (L’Aide-mémoire, pièce créée en 1968 à L’Atelier), Jean-Louis Barrault (Harold et Maude en 1973, au Théâtre Récamier), Jacques Lassalle (La Controverse de Valladolid en 1999 au Théâtre de l’Atelier), puis s’est tissée une réelle complicité de création avec Peter Brook pour lequel il a adapté plus d’une douzaine de textes dont les principaux sont : Timon d’Athènes de Shakespeare qui  inaugura le Théâtre des Bouffes du Nord, en 1974 ; Les Iks,  en 1975, d’après Colin Tumbull, « une histoire qui raconte un monde brisé » dit le metteur en scène ; La Conférence des oiseaux, en 1978, inspirée par le poète souffi Attar. « Nous disposions d’un élément nouveau majeur dans notre travail dit alors Peter Brook. Un écrivain sensible et de grand talent s’était joint peu à peu à nos activités : Jean-Claude Carrière… » La même année il y eut l’adaptation de L’Os, un conte africain de Birago Diop. En 1981, avec La Tragédie de Carmen d’après Prosper Mérimée et Georges Bizet dans une adaptation musicale de Marius Constant, « nous avions l’impression que Bizet avait profondément été touché en lisant le conte de Mérimée, qui est une nouvelle incroyablement dépouillée avec un style sans fioritures, sans complications, sans artifices… » En 1989 ce fut Woza Albert que Jean-Claude Carrière adapta de Percy Mtwa, Mbongeni Ngema et Barney Simon. Puis il s’attela au Mahabharata, une gageure, pour présenter ce texte fleuve et mythologique en occident, dans un compagnonnage ardent avec Peter Brook. Toute une série d’histoires leur furent contées par un spécialiste du sanscrit, différents voyages en Inde leur permirent de s’imbiber de la culture indienne, jusqu’à ce que « Jean-Claude commence alors la vaste entreprise de transformer toutes ces expériences en un texte. Quelquefois, j’ai vu son esprit au bord de l’explosion, à cause de la multitude d’impressions et des innombrables informations emmagasinées au fil des ans. » Le spectacle fut présenté au Festival d’Avignon, en 1985, dans la carrière Boulbon, avant d’être repris aux Bouffes du Nord en 1989. Dans le prolongement du Mahabharata, Jean-Claude Carrière écrira avec Marie-Hélène Estienne, La Mort de Krishna, livre publié chez Actes-Sud, en 2003. Il aurait pu faire sien le titre d’un chapitre issu du livre Points de suspension, de Peter Brook et qui ne manque pas d’humour : « Le monde comme ouvre-boîtes » une clé de voûte de son parcours artistique.

Derrière cette multiplicité d’activités créatrices, Jean-Claude Carrière s’engageait personnellement. Il avait rencontré le quatorzième Dalaï-lama et publié en 1994 La Force du bouddhisme, à partir de ces entretiens. Il s’intéresse au poète soufi Roumi, conçoit et interprète Chants d’amour de Roumi avec Nahal Tajadod, son épouse et femme de lettres iranienne qui a elle-même publié Roumi le brûlé. En 2016, il repense la notion de guerre au XXIème siècle et publie un ouvrage intitulé Paix au regard duquel il reçoit le Prix de l’Académie Européenne du Cinéma pour l’ensemble de son œuvre. Du travail de traduction et de l’art du détail qu’il entraine, il disait à Elsa Boublil en janvier 2020, dans l’émission Musique Émoi, que pour « restituer la langue » il fallait aller « au-delà du sens » et, dans le Grand Atelier de Vincent Josse, peu de temps avant, parlait de l’invisible en déclarant que « ce qu’on ne voit pas est plus important que ce qu’on voit », et que « la réalité n’existe pas. »

La sensibilité et l’intelligence du parcours de Jean-Claude Carrière s’expriment aussi dans son dernier ouvrage, Ateliers, qui vient de sortir aux éditions Odile Jacob et témoigne de sa perpétuelle quête de langages.

Brigitte Rémer, le 20 février 2021

Cosmopolite Égypte – Portraits intimes

Sept personnages hauts en couleur livrent leurs confidences et ouvrent leurs albums de famille. Hommes et femmes de 63 à 96 ans, ils sont juifs, chrétiens, musulmans ou libres penseurs. Ils sont italien, iranienne, palestinien, belge, turco-russe, française, syrienne mais ils sont surtout égyptiens. Ils appartiennent aux différentes catégories de l’échelle sociale et professionnelle. Leurs petites histoires croisées et entrelacées ressuscitent la grande Histoire : celle de l’Égypte cosmopolite et ouverte du dernier tiers du XIXe et de la première moitié du XXe siècles, avant qu’elle ne se recroqueville sous les coups de butoir des nationalismes, du colonialisme déclinant, de la création d’Israël et du redécoupage géostratégique du monde.

Cette galerie de portraits insuffle également en filigrane une réflexion sur les racines, l’immigration, l’intégration, le rapport à l’autre et, surtout, les liens tumultueux entre l’Orient et l’Occident. Ces fragments épars de mémoires sont d’une grande actualité : ils nous interpellent sur notre époque et sur nos sociétés abîmées par les identités meurtrières.

Emad Adly, traducteur-interprète franco-égyptien, est né au Caire. Depuis 1989 au service de l’Institut français d’archéologie orientale (Ifao) au Caire, il occupe actuellement le poste de chroniqueur archéologique et édite, sous la direction de Nicolas Grimal, le Bulletin d’Information Archéologique, qui décrypte questions de fond et débats d’opinion dans le monde de l’égyptologie et de l’archéologie. Curieux de tout, libre penseur, fi n connaisseur de l’Égypte et de la France, il est un inlassable passeur entre les deux cultures.
Robert Solé, écrivain et journaliste français d’origine égyptienne, ancien rédacteur en chef et directeur adjoint de la rédaction du quotidien LeMonde dont il a été le médiateur, signe aujourd’hui un billet dans l’hebdomadaire Le 1. Il est aussi l’auteur d’une fresque romanesque commencée avec Le Tarbouche (Le Seuil, prix Méditerranée 1992), ainsi que de plusieurs essais, dont Ils ont fait l’Égypte moderne (Perrin, 2017).

Et aussi : Renée Blandin  Abdel Raouf, Shihada  Shirine Bayat  Francesco D’Angeli  Maryse Helal, Albert Arié,  Christina Meyvis.

Éditions Riveneuve  – 85 rue de Gergovie, 75014 Paris – www.riveneuve.com – Ouvrage actuellement en promotion.

BON DE SOUSCRIPTION À RENVOYER AVANT LE 10 DÉCEMBRE 2020

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